Entretien avec Jan Martens
Danser Canal Historique : Votre prochaine création pour la Maison de la Danse s’intitule Voice Noise. De quoi s’agit-il ?
Jan Martens : Je me suis inspiré de The Gender of Sound, un livre d’une autrice canadienne, Anne Carson, écrit dans les années 1990, qui analyse la façon dont les femmes ont été réduites au silence depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce qui m’intéressait, en partant de là, était de creuser un peu dans l’histoire de la musique ou autres, pour y trouver des voix inconnues. En filigrane, se pose toujours pour moi la question des « connaissances inconnues ». Pourquoi savons-nous certaines choses plus que d’autres ? Aujourd’hui, nous n’ignorons plus qu’il existe des systèmes, des algorithmes qui ont tendance non seulement à mettre toujours en avant les mêmes musiques, créant une sorte de cercle vicieux des chanteurs les plus écoutés, mais aussi qui nous proposent ce que nous aimons, donc ce que nous connaissons déjà. Je trouve donc intéressant de questionner ces mécaniques et de trouver d’autres voix.
DCH : Qu’est-ce qui, selon vous, dérange dans les voix de femmes ?
Jan Martens : Elles sont considérées comme hystériques ou inaudibles. Elles sont censées manquer de self-control. Anne Carson parle aussi de l’Ololyga, le cri rituel des femmes de l’île de Lesbos, un son si alarmant pour les hommes qu'il ne pouvait pas être émis à portée d’oreille. Une sorte de cri, difficile à décrire et supporter par les hommes car il exprimait de la joie, mais aussi de la douleur et de l’angoisse. Et c’est aussi ce que je cherche. Carson suggère également que chaque son que nous produisons signe une sorte d’autobiographie.
DCH : Comment traduisez-vous ces notions dans votre création ?
Jan Martens : Déjà par la musique. J’ai sélectionné une quinzaine de chansons très différentes dont le seul point commun est d’être chanté par des femmes. Pour moi il était important de montrer la plus grande diversité d’époques et de tessitures de voix. La première Ruby Elzy date de 1935, mais il y a aussi Cathy Berberian qui a beaucoup travaillé avec John Cage, Karen Dalton, une grande chanteuse de country, ou Camille Yarbrough qui a accompagné la Katherine Dunham Company et explorer le contraste entre ces voix presque inconnues et celles icôniques de Madonna, Björk, Nico, Lana del Rey ou Marianne Faithfull…
DCH : Et chorégraphiquement ?
Jan Martens : J’ai choisi de composer uniquement des solos ou des unissons avec les six danseurs de Voice Noise. Quand ils sont ensemble, ils tentent de rester aussi proches que possible et de vraiment incarner la voix, comme s’ils devaient la montrer à une personne sourde. La partition comprend aussi un morceau pour voix, trombone, trompette et tuba et dans ce cas précis j’ai décidé de traduire les rythmes des instruments et la lumière prend alors le rôle de la voix comme pour mieux la visualiser. J’utilise donc différentes stratégies et langages qui oscillent de la performance, presque théâtrale, à une écriture très dansée, très physique.
DCH : Vous laissez entendre que vous allez chercher une gestuelle ou un processus chorégraphique différent de vos précédentes pièces…
Jan Martens : Oui, je pense que cette création va être une pièce « sauvage ». C’est-à-dire que contrairement à any attempt will end in crushed bodies and shattered bones, ou FUTUR PROCHE, le vocabulaire de chaque interprète peut apparaître. A l’instar des voix de ces femmes qui ont été assourdies auxquelles je veux rendre la parole, je veux que chacun des danseurs ou danseuses puisse exister dans une pluralité d’expression. C’est donc une façon de ne pas être systématiquement dans le contrôle. Ce qui n’est pas si facile pour moi, je suis un chorégraphe plutôt strict et rigoureux. La pièce sera sans doute plus facile à exécuter que The Dogs Days are over, ou Sweat Baby Sweat, la virtuosité portera plutôt dans la capacité de changer d’une scène à l’autre, et d’être très fort dans une scène théâtrale puis dans une écriture abstraite la minute suivante.
DCH : Vous êtes artiste associé à la Maison de la Danse de Lyon, et de ce fait vous avez l’opportunité de présenter une « Cosmologie Jan Martens » en quoi consiste-t-elle ?
Jan Martens : Je suis très heureux de cette demande de la Maison de la Danse, car c’est à la fois l’occasion de montrer mon univers et d’inviter des personnes proches de moi et dont j’aime et j’admire beaucoup le travail. Et j’ai déjà participé à la programmation de festivals, mais ça concernait juste la danse, et là, je peux convier des artistes d’autres disciplines. Il y aura donc une claveciniste, Goska Isphording qui a joué dans FUTUR PROCHE, et qui va faire un mini-concert avec de nouveaux morceaux contemporains. J’ai également invité Edouard Louis pour une conversation entre lui et moi autour de la danse et de la révolution. Je connais Lukas Dhont depuis des années. Il m’a contacté quand il était encore étudiant en cinéma, je pense en 2015 : il voulait explorer l’univers de la danse contemporaine, pour mieux appréhender la physicalité de ses films. Il est devenu un réalisateur très connu pour ses films GIRL et CLOSE et a créé un court-métrage avec deux de mes danseurs que nous allons projeter pendant cette Carte blanche. Et bien sûr, il y aura une pièce de danse de Femke Geselynck, elle est co-directrice de notre compagnie GRIP avec quatre autres chorégraphes. Elle a conçu Erato, un solo très court mais très prenant sur de la musique pop qu’il faut absolument découvrir.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Programme
Mer 27 mars
→ 19h30 / Grande salle Spectacle de Jan Martens - En savoir plus
Jeu 28 mars
→ 19h00 / Plateau ouvert / Entrée libre dans la limite des places disponibles Danse et révolution Rencontre entre Jan Martens & Edouard Louis En partenariat avec la Villa Gillet
→ 20h30 / Grande salle Spectacle de Jan Martens - En savoir plus
→ Après la représentation / Grande salle Bord de Scène avec Jan Martens et les danseurs
Ven 29 mars
→ à partir de 18h00 / CinéMAD / Entrée libre dans la limite des places disponibles. Projections vidéo : L’infini de Lukas Dhont (22 min.) à 18h, 18h40 et 19h20Après plusieurs années de silence, Steven réapparait dans la vie du jeune Oscar et de sa mère Joséphine.
→ 18h30 & 19h30 / Studio / Gratuit sur réservation 1èresparties : Erato de Femke Gyselinck - En savoir plus
→ 20h30 / Grande salle Spectacle de Jan Martens - En savoir plus
→ 22h00 / Restaurant / Entrée libre dans la limite des places disponibles Concert de clavecin de Goska Isphording
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