« En alerte » de Taoufiq Izeddiou
Le chorégraphe et danseur marocain continue de convaincre plus par la puissance de sa présence intègre, que par la conduite de son propos.
Avec Taoufiq Izeddiou, c'est toujours un peu le même problème. Un problème de dramaturgie. Décousue. Erratique. Le sens s'y effrite.
On le ressent à nouveau dans son dernier solo En alerte. Encore peu vu en France (sinon aux derniers festivals de Marseille et de Montpellier, tout de même), celui-ci concluait, pour une seule soirée, la toute récente édition du Festival des francophonies métissées, que promeut le Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.
On y aura gagné une salle idéale dans son rapport de proximité, laissant un plateau resserré, crevassé, propice au combat. On y aura goûté le style inouï, stratosphérique, des mots d'accueil prononcés de la directrice des lieux, au bord de l'illumination. Puis on y aura déploré une présentation non traduite, exclusivement en arabe, ce qu'on préfèrera attribuer à la maladresse, plutôt que l'impolitesse.
La faiblesse dramaturgique du solo En alerte, laisse avec le sentiment d'une suite de trouvailles, de moments, mis bout à bout, avec leurs forces d'impact ponctuelles et diverses, qui dispersent. Aux côtés du chorégraphe de Marrakech, on va compter avec deux musiciens, l'un arabe en costume traditionnel, sur guembri et tbal, l'autre européen, jean tee-shirt sur guitare électronique. Soit un motif téléphoné, éculé, des bonnes intentions de l'interculturalité et des rapports entre tradition et modernité.
A un moment, on restera fort perplexe devant le danseur soudain affublé d'un casque de moto, augmenté d'une source lumineuse, ainsi coulé dans une silhouette arbitraire de cosmonaute.
Ailleurs, on se désole que la déclamation d'un poème de Mahmoud Darwich semble ne se produire que subrepticement, par effraction. Elle est pourtant, bien évidemment, capitale, et placée comme au centre. « Que la révolution est vaste. Que la voie est étroite. Que l'idée est grande. Que l'état est petit » disent ces lignes. Capitales.
Alors, notre compte rendu en vient tout de même au capital. Comme par la force des choses. Soit la force de Taoufiq Izeddiou ; qui reste Taoufiq Izeddiou. D'une présence inébranlable. Chamane contemporain combattant. Condensateur des puissances du plateau. L'artiste marocain défie le monde de tous les dangers. En alerte. De ses bras étonnamment courts, il l'agrippe, le trame, le tresse et le pétrit, et tout devient consistant.
Voyons-le de dos, pencher progressivement par déplacement sur un seul pied, pencher toujours plus, et finir en chute flanquée au sol, magistrale, rattrapée grave et pourtant émoustillée, dans une vrille absorbée par ses chairs rembourées. La vrille, la torsion, la spirale : le motif de la circularité sous-tend ce solo. Ronde de marche entêtée du début. Tours de nuques insensés, qui poussent son portrait au bord de l'ivresse visuelle d'une anamorphose. Ou encore les chaloupés orientaux du bassin. De lourdes pliures et remontées du buste, labourent cette matière du monde, comme ronde glaise.
Tout, chez Taoufiq est consistant, dans un corps dont le volume impressionne, écrasant toute norme éthérée de la danse. Taoufiq consiste. Jamais ailleurs. Patiemment, il va configurer tout le plateau en spirale au sol, et c'est encore un autre étourdissement. Qu'est-ce qui l'obsède donc ? Au final, ces rotondités cosmogoniques seront pour une fois contrariées par la hachure verticule d'une pluie lumineuse, qui s'abat sur le plateau.
Précisément, c'est alors le nom de Dieu, volant, universel dans une grande variété de langues, rebelle à toute assignation identitaire excluante, qui grêle et hâchure tout l'espace ; le détrempe. Izeddiou s'y aventure alors, fragile après s'être intégralement dénudé, d'une nudité pudique, mais d'un corps arabe, combien courageux dans cet acte, comme déterminé à percer tout interstice possible dans l'oppressante tournure tournante que prennent aujourd'hui les questions de référence religieuse, identitaire, culturelle.
De quoi conclure en robe de bure, et grand tour brûlé, éperdu, d'une danse de transe. Izeddiou est homme intègre. Autour d'un verre à la sortie, une dame de son pays, de très bonne société apparemment, avouait ne pas avoir compris qu'il puisse s'agir là d'un danseur. Elle eût préféré les formes mieux repérées d'un Cherkaoui. Au regard de quoi, le courage de Taoufiq Izeddiou artiste est, en effet, celui d'un déplacement de soi. Tout au fond. Et hors du rond.
Gérard Mayen
Spectacle vu le jeudi 19 octobre 2017 au Centre Wallonie-Bruxelles (Paris).
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