« Disparition »: Les adieux de Greco / Scholten à Marseille
Une pièce grandiose, poétique, philosophique: Disparition et ses artistes ont été ovationnés au Théâtre de la Criée.
Disparition a fait irruption à Marseille, porté par plusieurs strates d’ironie, comme si le contexte pouvait autant valoir œuvre d’art qu’une création en soi. On ne parlera même pas du fait que la dernière (provisoire) de Disparition, donnée le 23 mars, fut aussi la dernière représentation marseillaise d’une création Greco/Scholten par le Ballet National de Marseille dans sa configuration en direction partagé avec la compagnie ICK Dans Amsterdam.
Plus intéressant, déjà : Ces adieux ont eu lieu le lendemain de l’audition des chorégraphes shortlistés pour la nouvelle direction du BNM. « Ce sera un choix extrêmement compliqué », dit-on à Marseille, sans doute avec raison. L’idée de créer un CCN consacré à la jeunesse semble toujours en vigueur, mais seule l’annonce du projet vainqueur apportera - peut-être - plus de précisions à ce sujet. Et comme par hasard, le sujet du diptyque Apparition / Disparition de Greco / Scholten est justement la jeunesse !
Dans Apparition, créé en 2017, un chœur d’enfants était sur scène, chantant les Kindertotenlieder (Chants sur la mort des enfants ou Chants pour les enfants morts) de Gustav Mahler, rajeunis par une composition de Franck Krawczyk. Dans Disparition, ils ont effectivement disparu physiquement, laissant la place à treize danseurs. Mais des voix d’enfants restent présentes, en voix off, chuchotant les paroles d’un répertoire de la pop des années 1980, soigneusement choisi pour sa force poétique et ses questionnements sur la vie et la mort, dans l’œil d’une jeunesse pleine de désir de vivre.
Variations de disparitions
Car à l’intérieur du diptyque, « il y a disparition et apparition dans chacun des deux volets », comme l’affirment Greco et Scholten qui ont par ailleurs constaté, de leur point de vue, que leur prise de fonctions à Marseille fut en soi une forme de disparition : « En quatre ans, aucun journaliste de la presse quotidienne nationale française n’est venu voir notre travail », s’étonnent-ils. Sans doute seront-ils un jour de retour. La réaction chaleureuse du public a montré qu’une historie affective s’est nouée. Mais désormais leur avenir se joue de nouveau à Amsterdam. Aussi leur statut actuel ressemble étrangement à l’état des personnages dans Disparition.
Car ce drôle de ballet - ballet soit en devenir, soit en train de se diffracter - plonge les corps dans un état transitoire et incertain, entre présence et absence. Deux héros ouvrent la grande transhumance dans les limbes. Immobiles, ils se tiennent debout dans la nuit, tels deux gardiens, un seul rayon de lumière balayant leur peau grise. Cette image rappelle une autre, chère à Lin Hwai-min et son Cloud Gate Dance Theatre, où un faisceau de sable coule inlassablement sur la tête d’un moine. Dès l’entrée en matière visuelle, cette première image projette la dimension spirituelle de Disparition.
Galerie photo © Alwin Poiana
La pop effervescente des 1980’s
Tantôt la mort seule éclaire le petit peuple de mortels, tantôt les oiseaux chantent et des voix d’adultes ou d’enfants récitent ou chuchotent des hymnes à l’heure matinale (Cat Stevens, Morning has broken), à l’impatience juvénile (Queen, I want it all - and I want it now), à l’amour (The Police : Every breath you take), au désir (Queen, Get down make love) ou à la vie tout court (Bee Gees, Staying alive ; Alphaville, Forever young). Mais la mort aussi reste présente, avec Queen (Another one bites the dust) et surtout l’attirance romantique du néant, par la question-clé chez Alphaville: « Do you really want to live forever ? »
Navigant librement dans l’entre-deux du vivant et d’immatériel, la chair met en avant sa part rebelle. Les corps swinguent et sautillent, revendiquant leur liberté. Sont-ils perdants ou gagnants quand ils abandonnent leur intégrité charnelle? « Je ne travaille qu’avec des corps qu’on dit ‘difficiles’ en ballet. C’est plus difficile, mais aussi plus passionnant, » dit Emio Greco. Ici ils se roulent au sol, découvrent leur animalité ou deviennent sphériques (les éclairages de Florian Ganzevoort transfigurent chaque individu), pour éclater dans un tourbillon d’images qui époque à son tour la fugacité d’une existence humaine.
Romantisme et appétit vital
Tout dans Disparition amorce une désintégration et relève pourtant d’un appétit vital. A partir d’un registre cinétique déjà sinueux, les corps se dissolvent davantage grâce à une caméra et un logiciel qui transposent le mouvement en silhouettes mouvantes. Une séquence d’images ainsi créées rappelle le reflet d’un corps dans un plan d’eau. Ainsi fluidifiée, la chair se dissout en elle-même. La disparition dans l’eau n’est-elle pas une image-clé du romantisme ? Celui qu’on rencontre dans Disparition découle directement du premier volet du ce diptyque et de Gustav Mahler [lire notre critique].
Mais l’appel de la vie est ici plus fort que tout. Les paroles des chansons revendiquent le droit à l’utopie et la liberté de voir dans l’être humain plus qu’un facteur économique. Disparition est une pièce rebelle, un hymne à la vie et en même temps un requiem. Une œuvre éminemment poétique, interprété avec raffinement et authenticité, saisissant en plein vol l’état instable de la jeunesse, ce moment de la vie où l’humain fait des choix fondamentaux et où se forme son rapport à la vie. « Born to be wild » ou « Sweet dreams are made of this »? Disparition est une pièce essentielle, envoûtante et profonde qui appelle chacun à requestionner ses propres choix par rapport à la vie. Aux saluts, le public marseillais a répondu debout, sous l’effet d’une double émotion : Celle produite par Disparition, et celle liée au départ de Scholten et Greco de la Cité phocéenne. Une histoire d’affection s’était bel et bien nouée et doit aujourd’hui se dissoudre.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 23 mars 2019, La Criée, Théâtre national de Marseille
Concept et chorégraphie : Emio Greco | Pieter C. Scholten
Danseurs : Ballet National de Marseille & ICK Amsterdam
Création lumières : Floriaan Ganzevoort
Vidéo : Ruben Van Leer
Costumes : Clifford Portier
Conception sonore : Pieter C. Scholten
Montage sonore :Salvador Breed
Recherche dramaturgique : Florian Hellwig
Voix off : Thibault Villette
Dramaturgie: Jesse Vanhoeck, Marieke Buytenhuijs
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