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« Des miss et des mystères » d'Antonia Baehr et Valérie Castan

On sait bien que l'interprétation des significations d'un spectacle se forge autant dans les regards  spectateurs que dans les corps des interprètes. S'inspirant des audiodescriptions pour déficients visuels, Antonia Baehr et Valérie Castan inventent une boîte magique qui active tout cela.

Valérie Castan n'arrête pas de parler depuis les gradins pendant les spectacles. Normal. Son métier est de procéder à des audiodescriptions. C'est-à-dire qu'elle décrit avec précision ce qui est en train de se passer sur une scène, pour permettre à des déficients visuels de profiter des spectacles. Valérie Castan est également artiste chorégraphique. Au côté d'Antonia Baehr, chorégraphe performeuse, elle a écrit la pièce Des miss et des mystères. Laquelle donne l'occasion rare, pour un public standard, de porter attention au contenu et aux implications d'une audiodescription.

Mais l'expérience est éminemment artistique, en rien sociale, thérapeutique ou simplement technique.

On aborde d'abord cette pièce devant un plateau plongé dans une profonde obscurité. Valérie Castan est installée au pied de celui-ci, côté salle, un texte sous les yeux. La musicienne Andrea Neumann est près d'elle. Elle œuvre sur les cordes d'un cadre de piano, pour émettre des sons grêles, sonnant clairs, sobrement griffés d'électroniques, qui font comme des touches soucieuses de ménager des vides à l'écoute.

Cette qualité rejoint celle dont fait montre Valérie Castan pour décrire avec une sorte de minutie décontractée les éléments de décor qu'on pourrait voir sur le plateau si celui-ci bénéficiait d'un éclairage. Pour l'heure, le spectateur reste en position aveugle. Mais la seule écoute s'allie à la puissance d'imagination pour que tout un univers se révèle déjà.

Le jour s'installe ensuite progressivement. On distingue peu à peu l'intérieur d'une pièce d'un logement, qui aurait un parfum d'enfance. Cette tonalité continuera ensuite d'empreindre l'atmosphère de tout ce spectacle. On y perçoit une fraîcheur première de regard, mais pas forcément innocente.

Quand enfin, on y voit bien clair, Valérie Castan réitère sa description des lieux. On reconnaît la première, qu'elle avait proposée quand on était non voyant, du fait de l'obscurité. Mais ça n'est pas tout à fait pareil. L'ordre des descriptions peut varier, les focalisations changer, les tournures de langage être modifiées. Tout est là : on parle bien de la même chose, avec la même justesse, mais ça n'est pas pareil.

Ce décalage de rien du tout est un délice. Il ménage un espace de variation interprétative, tant dans le discours de Valérie Castan, que dans l'oreille du spectateur qui le reçoit, et qui se retrouve par là incité à apprécier sa propre marge de liberté interprétante. Il y a comme le réveil d'un contrat dans cette situation où tout tient à la croyance en ce qu'on voit, en ce qu'on entend, ce qu'on veut bien admettre qu'on nous dit, mais encore ce qu'est en train d'opérer notre regard au travail. Disons : ce qu'on croit être, en position de spectateur. Dès cet instant, tout est dit.

Des miss et des mystères pourrait donc rejoindre le lot de ces spectacles de démonstration conceptuelle, excitants à l'esprit, mais vite convenus dès qu'on en a décelé les principes. Or il n'en est rien. Valérie Castan poursuit son discours. C'est une forme de récit divagant, qu'on ne saurait trop ranger, entre le conte fantastique, la nouvelle symboliste, ou encore le livret de ballet romantique.

Une autre instabilité tient au statut même de son énonciation. Valérie Castan décrit l'action qui est en train de se produire sur le plateau ; mais elle paraît autant prescriptrice de certaines actions ; apte à déterminer ce qui va se produire. D'autres fois, la voici purement narratrice des péripéties affranchies de toute traduction scénique, et cela rappelle alors volontiers une fiction radiophonique.

Enfin, une présence énigmatique opère sur scène, en la personne du performer William Wheleer. Sa silhouette flotte dans des nuances inter-genres, mais avec quelque chose d'une texture diaphane, d'un rayonnement lunaire, d'une gracilité adolescente. On ne sait trop à quel monde sexué il appartient. Ni à quel monde tout court, sinon celui onirique de l'instant de ses gestes. Est-il un pompier de service égaré par mégarde sur le plateau ? Un accessoiriste occupé à sa mission ? Le personnage activé par la narration de la liseuse ? Sinon encore, agissant par mains et bras, le manipulateur de pantins absents ?

Le trouble, le glissement, déteignent à tous les étages – nombreux – de Des miss et des mystères. Il y a là quelque chose d'une boîte magique, une très fine horlogerie superbement réglée, une orchestration scénique d'une intelligence confondante. Tout est subtil, qui pourtant nous transporte puissamment vers le rêve. Cela pour échapper à ce monde terrible, impensable, qui menace à tout instant, où, pour conclure définitivement, tout élément serait identique à lui-même.

Gérard Mayen

 

Le 20 juin, salle de l'Evêché à Uzès (30), dans le cadre de la 20e édition du festival Uzès danse.

 

 

 

 

 

 

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