« Combat de Carnaval et Carême » d’Olivia Grandville
Dix interprètes pour cent-soixante personnages : Olivia Grandville confronte la danse à Pieter Bruegel l’Ancien.
Dans cette pièce de 80 minutes, Olivia Grandville interroge la relation entre le mouvement et la pose, entre danse et action concrète, à partir du tableau éponyme de Pieter Bruegel l’Ancien : Combat de Carnaval et Carême. Les gestes des danseurs sont donc inspirés de ceux qu’on voit chez les personnages du tableau, tous afférés à des tâches de la vie quotidienne. Et pourtant, cette pièce reste loin de ce que peut proposer une Yvonne Rainer, chantre de l’infiltration des gestes de la vie en spectacle de danse. Cependant, sans la pionnière américaine, ce Combat n’aurait sans doute pas eu lieu.
Bruegel l’Ancien ne fut pas avare en matière de réel ni de symbolique. Sur une place de marché très animée arrivent deux petits cortèges menés par des personnages assez fantasques, l’un représentant la luxure, l’autre l’ascèse. Le « combat » aussi symbolique soit-il, peut commencer. La pièce attaque ici, du côté des extensions possibles, en évitant les chemins trop droits. Alors qu’elle reprend pour son spectacle le titre du tableau, Grandville ne tente pas d’en reconstruire visuellement des personnages ou des scènes. Elle s’en inspire, c’est tout. La mimesis est tenue à distance, entre autre grâce à des costumes assez neutres, où se glissent cependant quelques allusions satiriques, sous forme d’accessoires médiévaux délicieusement décalés.
La danse suggère, elle fait appel à l’imaginaire et met en décalage. Depuis le off, une voix analyse le tableau et en décrit les personnages, collectivement ou individuellement, dans un foisonnement de détails kinésiques, physionomiques, vestimentaires etc. Là où tout fourmille, analyse et suppositions tentent de saisir l’ordre sous-jacent, à partir de l’essai de Claude Gaignebet, Sur un tableau de Bruegel. Il s’agit donc ici autant de danser un livre qu’un tableau. Et pourtant, nous sommes à l’opposée d’une animation de tableau comme celle, très réussie, créée dans le cadre de ma formation en 3ème année de licence EVMAN (Etudes Visuelle Multimédia et Art Numérique) à l'Université de Marne-la-Vallée :
Danser la peinture
Traverser le tableau d’un maître, l’analyser par la chorégraphie, naviguer dans l’univers d’un peintre. Voilà une mission féconde pour la danse contemporaine. On pense à Gaëlle Bourges dans La Belle Indifférence et A mon seul désir (sur La Dame de la Licorne), à Hélène Iratchet avec Hommage d’un demi-dimanche à un Nicolas Poussin entier, à Carolyn Carlson qui a évoqué les maîtres les plus divers dans Mundus Imaginalis, mais aussi en solo, dans Dialogue with Rothko.
Un jour, il sera sans doute possible de monter une exposition chorégraphique où l’on ne regardera pas les tableaux, mais les pièces qu’ils ont inspirées. Ceci dit, une telle visite prendra du temps... Ni la simultanéité relative d’une exposition, ni la simultanéité absolue de ce qui est représenté dans un seul tableau ne peuvent exister en danse.
Cependant, l’opposition entre peinture et danse peut se révéler moins forte que prévu. Chez Bruegel l’Ancien, la simultanéité est pure construction, et ce d’autant plus dans Combat de Carnaval et Carême que les groupes ou individus y occupent non seulement la place du village, mais aussi, allégoriquement, les créneaux de la roue du temps. La véritable place publique est virtuelle.
Pauses contre poses
Successivement, Grandville lance aux interprètes des propositions de gestes ou d’actions, pour aller d’une situation à l’autre, en rapport avec les personnages du tableau. Et chacun y va de son interprétation personnelle. Bruegel capte chacun en pleine action, tel un photographe. Avec tout le sens symbolique qu’on peut leur accorder, les actions saisies par Bruegel sont pourtant concrètes et techniquement, leurs poses ne sont pas des pauses. Chacune représente un instant donné dans un enchaînement de gestes.
Le paradoxe de la danse est là. Pour le chorégraphe, la pose est un aboutissement, et donc une pause. Grandville définit la danse de Combat de Carnaval et Carême, comme « l’espace qui se crée entre deux gestes »(1). Et ces gestes sont des artefacts. Chez Bruegel, chaque geste est authentique et organique. Aucun « espace entre » ne peut exister. Alors, comment danser ce Combat de Carnaval et Carême ?
Prendre position
La chorégraphie surgit quand les danseurs « prennent position », dans la liberté que Grandville leur accorde. Ils « réagissent de manière immédiate aux actions proposées. Tout est super-écrit, mais en même temps très libre dans l’interprétation. » (1) En allant d’une action/pose/pause à l’autre, les interprètes reprennent les pinceaux de Bruegel, qui fut tout autant condamné à travailler successivement. Mais chaque évocation est éphémère. Moins éphémère que la danse, certes, mais tout de même, fatalement, condamnée à se dissoudre pour laisser surgir la suivante. En fait la pose occupe l’espace entre deux mouvements ici définies comme dansés, l’un ayant pour mission d’entrer dans la pose, l’autre de s’en dégager. Et pourtant, ce sont les poses qui définissent le spectacle, avec certaines actions qui développent les personnages: Du tableau imaginaire surgit un bouffon, un homme au visage poudré, grâce aux jets de farine. Figure centrale (mais discrète) chez Bruegel, il arrive ici à la fin, pour s’exprimer enfin, pour sortir de son rôle passif de spectateur à la fenêtre, qu’il occupe dans le tableau. Il peut ici enfin laisser libre cours à sa folie. Car Grandville sait aussi s’amuser avec Bruegel.
A la fin, les suggestions d’actions données aux danseurs deviennent audibles. Et l’énorme tube néon, tordu comme un fil de fer sans finalité, descend jusqu’au sol. Un nuage peut-être, un éclair, ou bien une représentation du chemin parcouru par l’œil du spectateur sur la toile de Bruegel ?
Thomas Hahn
(1) Feuille de salle, propos recueillis par Gallia Valette-Pilenko
Lire notre interview d’Olivia Grandville par Gérard Mayen
Spectacle vu le 22 septembre 2016, Biennale de la Danse de Lyon, Théâtre de la Croix-Rousse Reprise : 25 janvier 2017, CCAM, Scène Nationale de Vandœuvre-lè-Nancy
Chorégraphie : Olivia Grandville Texte : Olivia Grandville d’après Claude Gaignebet Interprétation : Bryan Campbell, Konan Dayot, Tatiana Julien, Gaspard Guilbert, Maximin Marchand (chant), Aurélie Mazzeo, Martina Musilova, Sylvain Riejou, Asha Thomas et Lise Vermot Lumière : Yves Godin Scénographie : Yves Godin, Olivia Grandville, Daniel Jeanneteau Création sonore : Olivier Renouf Collaboration artistique : Jeanne Brouaye
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