« Carmen » d’Abou Lagraa
Avec le Ballet de l’Opéra de Tunis, Abou Lagraa réinvente Carmen dans un ballet contemporain qui revendique le droit à la sensualité, sans mise à mort aucune, même pas de Bizet.
« La figure de Carmen parle à l’humanité entière et l’émeut », déclare Abou Lagraa. Mais cette histoire, il ne l’entend ni ne la reflète comme le reste de l’humanité. D’emblée, il marque sa différence : « Moi, Carmen, je ne la tuerai pas ! » Glorifier un féminicide en 2024 ? Juste inconcevable ! « Je suis désolé pour l‘histoire de Mérimée et Bizet, mais on ne peut plus accepter ça. » Une autre Carmen doit être possible ! Le meurtre de la femme par l’homme fou de jalousie, tout le monde l’a en tête, si bien que Lagraa peut se contenter d’en rappeler l’intention par la simple présence du couteau. « J'ai demandé aux danseurs de l'utiliser de manière poétique. Un couteau, ça peut être très doux. Ça brille… » Le geste est fin, mais la différence saute aux yeux quand Don José, tourmenté, plante finalement la lame dans le plancher. Et tout est dit, l’intention comme le refus d’un dénouement qui réprime le désir de liberté de Carmen.
Refuser l’estocade
Ce qui vaut pour Carmen vaut pour la bête. Là aussi, Lagraa refuse l’estocade : « J'ai volontairement enlevé le Toreador et donc le meurtre du taureau. Moi, je ne supporte pas ça. En plus, le Toreador est une image un peu kitsch et superficielle dans Carmen. C'est pour ça que j'ai supprimé aussi toutes les musiques des parties qui parlent du Toreador. » Par contre, il démultiplie les deux amants restants, pour que désir et sensualité ne soient plus le fait de protagonistes marginalisés. Et la quête de Carmen devient une histoire collective.
Six Carmen, sept Don José. Et parfois, les treize en unisson : « Que l'on soit un homme ou une femme, on aimerait être Carmen. On aimerait tellement être libre. » Car le thème n’est ici pas l’histoire de Carmen et le sort prévu pour elle par Mérimée, mais le désir de liberté qui est aussi intime que collectif. Le résultat chorégraphique en est le reflet : « Je n’avais encore jamais fait une chorégraphie avec autant de mouvements de groupe ! » Mouvements de toutes sortes, parfois porteurs de revendications comme les six Carmen qui fument chacune une cigarette, comme pour lancer un mouvement d’affirmation féminine.
Galerie photo : © David Bonnet
En Tunisie, Carmen tel un tsunami
Ensuite, il faut bien sûr replacer cet opéra – qui devient, pour sa tournée européenne, une pièce purement chorégraphique – dans le contexte de sa création en Tunisie. Où une telle Carmen envoie un message libérateur quand les danseuses ne cachent ni leurs bras ni leurs jambes, caressent leurs propres corps et assument leurs désirs. Où Carmen s’épanouit entre plusieurs Don José qui, en inversion totale du motif de l’opéra de d'Henri Meilhac et Ludovic Halévy, l’effleurent de leurs fleurs. En France, on apprécie la beauté du geste, l’harmonie entre Carmen et ses désirs. Et en Tunisie ? « Les hommes et les femmes en Tunisie ont ce désir d'émancipation, de liberté, de circuler, de voyager dans le monde entier », dit Lagraa.
Sa Carmen avait entamé son cycle de vie à l’Opéra de Tunis, devant des milliers de spectateurs, en « version opéra », avec des centaines de danseurs, chanteurs et musiciens sur le plateau. « On a fait deux dates, avec 1800 places, sans réservations. La veille du spectacle, tout s'est mis à se remplir comme si un virus arrivait. On n’y croyait pas. Les places se sont arrachées, et je n'ai jamais vu ça. J'avais l'impression d'être dans un stade de foot. Les gens faisaient la queue tout le long de l'avenue. Il n'y a pas eu 1800 personnes, mais 2500 ! Les gens étaient heureux, enthousiastes. » Ensuite, le spectacle a migré vers le théâtre antique de Carthage. Quinze mille spectateurs en une seule soirée !
Galerie photo : © David Bonnet
Tous Carmen !
Voilà qui compte, dans un pays où différents modèles de société, de la liberté de pensée aux cercles religieusement galvanisés s’affrontent au quotidien. Lagraa témoigne : «Je ne pratique pas la religion, mais je sais très bien que l’islam permet à l'homme et à la femme de se rencontrer et de se toucher. Si dans ma pièce je le fais d'une manière exacerbée, c'est volontariste, pour livrer un message, parce que ce spectacle ne va pas seulement tourner en France et en Allemagne, mais aussi au Maghreb. Et finalement, la citation L'amour est un enfant rebelle veut dire qu'on est heureux en Tunisie d'avoir une Carmen. Nous sommes tous des Carmen, et c'est ce que je veux véhiculer en France et ailleurs. »
Et certains sont même un peu plus Carmen que d’autres : « Les artistes danseurs vivent leur liberté au travers de leur corps. Les danseurs du ballet de l'Opéra Tunis sont musulmans. Et donc, quand je dis à tout le monde, soyez sensuels, touchez votre corps, touchez-vous entre vous, je le fais aussi pour changer cette image des musulmans, des Tunisiens, des Maghrébins, qui, soi-disant, ne sont pas ouverts à l'art. » On se souvient qu’en 2011 il avait travaillé, pour sa création Nya, à partir du Boléro de Ravel qui revêt une signification particulière dans le lien entre la France et l’Algérie. Plus tard, en 2018, il avait conféré une touche orientale au Ballet du Grand Théâtre de Genève en créant Wahada pour l’ensemble dirigé par feu Philippe Cohen [lire notre critique].
C’est en bon constructeur de son « Pont Culturel Méditerranéen », qui œuvre à la professionnalisation des jeunes danseuses et danseurs en Tunisie, que Lagraa a su fédérer autour de sa Carmen les institutions des deux rives. Le voilà parfaitement armé pour ajouter aujourd’hui un autre pilier à sa passerelle, avec les treize jeunes danseurs du Ballet de l’Opéra de Tunis, dirigé par Syhem Belkhoja, l’incontournable Mme Danse de la Tunisie qui nous est également bien connue comme chorégraphe [lire notre critique]. Et elle était bien présente, à Annonay, pour la création de la version ballet. Où l’on passe des 2h45 de Tunis avec chanteurs lyriques, chœur et orchestre – « mais il y avait déjà deux heures de danse », remarque Lagraa – à un spectacle purement chorégraphique d’un peu plus d’une heure.
Messages et montgolfières
Né à Annonay, Abou Lagraa a grandi dans ce bourg où s’inventa la Montgolfière. Est-ce cet héritage fièrement cultivé en Ardèche qui lui inspire ses envols ? Les aérostats sont souvent utilisés pour faire passer des messages, et on en aperçoit fréquemment dans le ciel d’Annonay. Après avoir fondé leur compagnie La Baraka à Lyon, ils résident aujourd’hui dans le joyau baroque de la Chapelle Sainte-Marie qui surplombe la ville d’Annonay. Ce qui est en soi un message d’ouverture, soulignant l’importance de la danse pour une humanité qui avance à couteaux tirés. Contre quoi Lagraa et son épouse Nawal Aït Benalla envoient leurs messages au monde, en créant leurs spectacles au Théâtre des Cordeliers.
Si le message de liberté en territoires sensuels envoyé par cette Carmen s’adressait à l’origine au monde musulman, elle en livre un autre à l’Europe, sur un mode plus souterrain. Lagraa s’explique : « J'aime la phrase qui dit, Si je t’aime prends garde à toi ! Prends garde à toi, ça veut dire que les Maghrébins disent aujourd'hui à l'Europe : Vous nous avez colonisés et vous nous avez formés en vos matières artistiques, mais aujourd'hui on vous dit, prenez garde à vous, car nous on revient, et on est libres et on a les capacités d'avoir des artistes danseurs, chanteurs ou musiciens aussi forts que les vôtres ! »
Thomas Hahn
Spectacle vu le 5 octobre 2024 au Théâtre d’Annonay
Chorégraphie : Abou Lagraa
Interprètes : Ballet de l'Opéra de Tunis
Musique : London Symphony Orchestra
Costumes : Paola Lo Sciuto
Lumières : Alain Paradis
Soutiens : Ministère des Affaires Culturelles de Tunisie ; ONTT (Office national du tourisme tunisien) ; Inspiring Tunisia ; Institut Français de Tunisie
Tournée : 25 & 26.01.2025 : Suresnes Cité Danse, Théâtre Suresnes Jean Vilar
28.01.2025 : Théâtre Alexandre Dumas, Saint-Germain-en-Laye
30.01.2025 : Le Manège Maubeuge
02.02.2025 : Scènes & Cités, Istres
04.02.2025 : Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
07.02.2025 : Le Carré, Sainte-Maxime
11.02.2025 : Romans Scènes, Roman-sur-Isère
15.02.2025 : Théâtre de Roanne, Roanne
Du 18 au 21.02.2025 : Maison de la Danse de Lyon
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