Biennale du Val-de-Marne : « Filles-Pétroles » de Nadia Beugré
Deux filles des quartiers d’Abidjan s’emparent de la scène avec fougue et insolence, autour d’une boule de pâte blanche.
Dans son quartier à Abidjan, on l’appelle « Gros camion ». Et il est vrai qu’elle s’adresse au public comme par de gros coups de klaxon. Pétrissant sa graisse abdominale, elle essaye même d’en vendre au public. Demande quelques centaines de millions et ne trouve pas d’acheteur, le soir de la première à Rungis. Ce qui n’est pas étonnant, vu que les gros camionneurs du coin ne sont pas venus au théâtre. Au retour vers Paris, on les voit faire la queue sur l’autoroute.
« Gros camion » vs « La Chinoise »
Mais Christelle Ehoué, par son naturel goguenard, ne se laissera pas décourager et va recommencer : « Je suis à vendre ». Pas sûr qu’elle connaisse La Ribot qui avait vendu ses Pièces distinguées à une époque aujourd‘hui lointaine. Mais si Christelle arrive à se vendre – parions qu’elle ne se découragera pas – elle ne sera plus que « Camionnette » et donc plus vraiment elle-même. Ce serait dommage.
Sa partenaire vient du même quartier d’Abidjan qui s’appelle Abobo. C’est Anoura Aya Larissa Labarest. Surnom : « La Chinoise ». Pas à cause de son nom, mais « en raison de la vitesse de ses mouvements » apprend-on. Là on comprend moins. Les Chinois sont-ils vraiment connus pour bouger plus vite que les autres ? Il est vrai qu’avec sa prestance athlétique elle peut se permettre toutes sortes d’acrobaties et que chacun de ses mouvements est aussi surprenant que le suivant. Mais plus tard, « Gros camion » ajoute qu’Anoura s’appelle en fait « La Chinoise pimentée » et là on comprend mieux, surtout si on se réfère à la cuisine du Sichuan, bien connue pour ses excès en condiments piquants.
Pâte savoureuse
Au cours de ce duo savoureux à souhait, les deux perles rares dénichées par Beugré (qui vivait dans le même quartier d’Abidjan) abordent leur rencontre – et celle du public – dans un esprit anarchique et libératoire. Lutteuses de la condition féminine, elles ont le pétrole qui pétille, sur une scène qui arbore deux rangées de chaises rouges et des projecteurs LED au sol, rappelant un dancing voire un ring de boxe. « La Chinoise » doit en effet pratiquer ce sport-là, vu qu’elle lui emprunte une belle cargaison de mouvements des bras, de la tête etc.
Ce duo est par ailleurs quasiment un trio. Car pendant la quasi-totalité du temps, Christelle et Anoura pétrissent une énorme boule de pâte blanche, comme si elles voulaient préparer du pain ou une pizza pour toute la salle. A travers cette pâte se déroulent des scènes de la vie des femmes quand la masse blanche se transforme en baluchon transporté sur la tête, en serviette hygiénique géante, en pavés jetés contre le mur, en piste de danse sur laquelle elles s’enlacent ou en pâte qu’elles pétrissent de leurs coudes et de leurs fesses.
Femmes libres
Rebelles, inénarrables et inépuisables, elles s’emparent de la scène dans une revue à l’opposé de toute image assignée à la femme tels deux fantômes qui hantent la scène et prennent des libertés inouïes, dans un rapport plus que direct au corps, à la matière, aux situations et au public. Beugré et ses deux « filles-pétroles » réussissent leur coup de guérilla artistique avec un panache qui laisse bouche-bé.
Enroulée dans une bâche à l’allure de sac-poubelle, « gros camion » avait prévenu : « Je suis la gardienne de la misère du monde ». Peut-être n’a-t-elle pas les épaules assez larges pour ça, mais les deux pétroleuses artistiques performent leur assaut à la grosse boule avec une impayable insolence qui balaye tout sur son passage. Elles auraient continué pendant quelques heures encore, on n’aurait pas vu le temps passer.
Thomas Hahn
Vu le 15 mars 2023, Théâtre de Rungis.
Dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne
Autres représentations :
21 mars, Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre
24 mars, Palais de la Porte Dorée, Paris
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