« Bell end » de Mathilde Invernon
Un duo qui a du chien. Pour en découdre avec les coqs toxiques, en passant par le ventre.
Bell end, kesako? Une jolie fin? La fin d'un son de cloche? Si l'on part de l'idée que les Suisses sont naturellement polyglottes et que leur répertoire inclut l'allemand, on peut oser la contraction. Ça donne « bellend », à savoir: « (en) aboyant ». Et les choses s'éclairent. Car la Genevoise Mathilde Carmen Chan Invernon vise le comportement primaire de certains mâles qu’elle appelle les « connards ». Et justement, ceux-ci ne s’expriment-ils pas souvent par une sorte d’aboiement ? Ne tentent-ils pas d'impressionner l'autre à la manière des chiens qui dressent la queue et les poils en aboyant ?
Traquer le « connard »
La manière d'une certaine gent masculine d'articuler des sons exprimant leur fierté – sans que cela exclue totalement de parler ou de chanter – occupe une place importante dans ce duo créé par Invernon, qu'elle interprète avec Arianna Camilli. Elle a un mot pour ce mâle, faible de sa force prétendue, à travers ses gestes et postures qui bien souvent impliquent l'entrejambe. C’est le « connard », terme qu'elle s'approprie en signe d'autodérision et d'ironie. Pour mieux le chasser.Où le trouve-t-on ? Presque partout: « Il marche dans nos rues, prend le bus, partage notre repas du dimanche. » A quoi le reconnaît-on? « Un regard qui insiste, des soupirs qui durent, un corps idolâtré qui occupe l'espace. » Bref, tant d'attitudes et de comportements qui invitent à s'en amuser sur scène : ces manières de frimer, le buste penché en arrière. L’idée incongrue de chanter des chansons paillardes, de se gratter entre les jambes et tant d’autres tentatives de déjouer un profond sentiment d’inutilité.
Ventres loquaces
Invernon et Camilli optent pour une voie différente. Et confirment à quel point la ventriloquie a fait son entrée dans le monde de la danse. Surtout en Suisse, par ailleurs. Aussi les deux « connards » de Bell end ne parlent ni ne chantent comme dans la vie. Bouche cousue, ils pompent. Par le ventre. Et ce ventre n’est pas couvert, il s’affirme sur cette scène (et parfois dans la salle), démontrant comment, à la ville, certains mâles transformant la rue en scène d’un piètre spectacle.
Si le résultat est amusant, si une telle satire, dans sa part féministe, a de quoi créer un effet cathartique chez les femmes qui ont fait l’expérience de la masculinité toxique, ce duo « chorégraphique et sonore », avec toute sa charge ironique, n'est pas la première mise en évidence de la masculinité toxique sur un plateau. N’en est pas la plus radicale et n'en sera pas la dernière. Oona Doherty avait analysé et incarné ces garçons-là avec une finesse extraordinaire dans son solo Hope Hunt, en débusquant la fragilité émotionnelle derrière la façade machiste.Mais Bell end est un duo humoristique qui fait parfois sautiller diaphragme, à l’instar du ventre chez les deux danseuses ventriloques. C’est en intrigant par la ventriloquie qu’elles vont créer la petite plus-value artistique, presque un effet de distanciation brechtienne. Lequel Brecht savait très bien que chez les humains, tout passe par le ventre et les tripes. La bouffe en premier, la morale plus tard… « Les gens votent avec leurs tripes », se réjouissait Donald Trump, parfait exemple des mâles qui s’expriment Bellend. Le ventre, finalement, en dit long.
Une autre danse du ventre
Dans Bell end, le ventre exhibé sonne donc tel un rappel du fonctionnement chez le « connard » qui aborde la vie, et surtout le sexe opposé, à travers deux références principales : les tripes et l’entrejambe. La tête penchée en arrière, comme démontrée par Invernon et Camilli, ne signifie-t-elle pas que les mâles, face aux femmes, considèrent que l’heure n’est pas à l’engagement d’une réflexion ? La petite danse du ventre d’Invernon et Camilli, aux antipodes du modèle oriental, remet le regard masculin à sa place et démasque l’œil qui frôle le ventre des danseuses dans les cabarets levantins, pendant que le spectateur émoustillé caresse sa panse.
Et soudain Invernon et Camilli vont grimper sur les haut-parleurs empilés qui dominent le plateau, comme pour en faire leurs agrès de cirque ! Ces deux énormes constructions se font face et impressionnent dès qu’on entre dans la salle, si bien qu’on s’attend à un déferlement sonore, à des moments d’amplification hurlante de leurs voix. Il n’en est rien, comme chez les coqs à la grande gueule, comme chez ces chiens qui braillent d’autant plus fort qu’ils tremblent de peur. Les femmes passent, les « connards » aboient.
Thomas Hahn
Vu le 18 mars 2025
Vanves, Festival Artdanthé, salle Panopée
Conception, mise en scène : Mathilde Carmen Chan Invernon
Interprétation : Arianna Camilli et Mathilde Carmen Chan Invernon
Création lumières : Justine Bouillet et Loïc Waridel
Scénographie, Costumes : Andrea Baglione
Création sonore : Aho Ssan et Loïc Waridel
Régie plateau : Loïc Waridel
Coach vocal : François Renou
Collaboration artistique : Maud Blandel
Regards extérieurs : Anna-Marija Adomaityte, Piera Bellato
Confection costumes : Charlotte Lépine
Assistanat à la scénographie : Antonie Oberson, Gaëlle Chérix
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