« Anda, Diana » de Diana Niepce au Festival de Marseille…
Plusieurs spectacles du festival de Marseille nous parlent de reconstruction… autour d’autres histoires d’avarie (de la météo maritime à la Maison des femmes).
Le Festival de Marseille, sous la direction de Marie Didier, ne se contente pas de grandes premières mondiales, comme en cette année pour Robyn Orlin [notre critique] et Emanuel Gat [notre critique]. D’autres axes s’y affirment en diversifiant les cadres et les et surfaces. Où l’on note notamment certains grands projets qui s’y inscrivent dans l’espace public, comme l’année dernière celui de Bintou Dembélé [notre critique] et cette fois, une surprise totale quoique annulée….
Dans le même temps, Marie Didier développe un axe consacré aux corps qui doivent affronter des conditions d’empêchement, comme en 2023 l’Ecossaise Claire Cunningham [notre critique] et cette année la Portugaise Diana Niepce. Et pour une fois, on peut parler de résilience sans verser dans l’emploi inflationnaire du terme. S’y ajoute une idée de lien social et d’émancipation qui cette fois donna lieu à une rencontre entre une chorégraphe, une écrivaine et une vingtaine de femmes victimes de violences.
Un opéra dupé par la houle
Tout ceci pour indiquer que le festival relève les défis les plus divers. L’espace public, notamment, devait cette fois prendre une tournure particulièrement spectaculaire. (f)riou(l), un opéra maritime de Benjamin Dupé fut un projet consistant à mettre en scène une œuvre de musique contemporaine, écrite pour l’occasion par Dupé, sur les rochers côtiers de l’île du Frioul, sans oublier celle de Riou. Et le public de suivre les voix et présences depuis l’eau, sur des embarquements mis en place par le festival. Hélas, il eût fallu que le vent se taise pour que la houle se calme. Des jours sans vent, on n’en voit sans doute pas beaucoup au large de la Cité Phocéenne.
Dès lors, comme l’idée de l’homme retrouvant sagesse et humilité face aux éléments était justement au cœur de l’aventure artistique, l’annulation pour cause de vagues trop frappantes devint le symbole de sa propre pertinence. Aussi l’opéra fut présenté à l’auditorium du Mucem, tel un poumon qui se vide de l’air qui l’anime, et donc du vent et du paysage, des odeurs de la mer etc. Et il n’en resta qu’un voyage à travers les stéréotypes de la musique contemporaine, de Kurt Weill à aujourd’hui. Même pas une possibilité d’imaginer la résonance éventuelle qui aurait pu s’installer avec le paysage…
Vas-y, Diana !
Ce fut le seul accident du festival dont nous ayons eu connaissance. L’autre, aux conséquences bien plus handicapantes, ne nous fut pas narré. Mais son résultat scénique s’est déployé dans toute la force de la volonté de reconquête d’une artiste qui sait retourner un revers pour en tirer les ressources nécessaires pour avancer. Le titre de son trio le résume bien : Anda, Diana. Vas-y, Diana ! Un titre à l’image de l’extrême courage qui caractérise Diana Niepce et sa création.
A ses côtés, deux gaillards auxquels elle confie son corps et son destin. Tantôt la tête vers le bas, tantôt prise en sandwich entre les deux, tantôt se laissant coincer entre le mur aussi porteur que son Atlas de chair humaine. Aussi la gravité la menace à tout instant, relevant son extrême vulnérabilité. A laquelle elle oppose la volonté de son torse dénudé, sans jamais dévoiler la nature véritable de sa reconquête.
La part d’autofiction
Le festival parle d’une « longue traversée », ici divisée pour la métaphore en une suite de traversées du plateau. Avec quelques pauses, où la Diana blessée poursuit son combat sur place. A chaque halte, elle semble tenir sur ses deux jambes un peu plus longtemps, si bien qu’on croit qu’après les saluts elle sortira de scène en nous faisant comprendre que son empêchement corporel n’est plus qu’un souvenir. Mais le traumatisme, à un moment évoqué par le son d’un énorme fracas, persiste.
Etait-ce donc un accident de voiture ? On se souvient d’Ohad Naharin et l’histoire de son accident de la circulation qui donna lieu à l’invention de la technique Gaga. Le trio d’Anda, Diana invente, lui, un style de portés brut et performatif, profondément troublant. En sortant de scène, elle se plie tel un couteau suisse dans le bras de l’un de ses porteurs. Presque un bébé. Et on ne sait si elle a (re)joué ou même anticipé, auparavant, sa reconstruction ou si elle (sur)joue maintenant sa fragilité.
Combien de réel, combien d’autofiction ? Et ce réel métaphorique est-il plus vrai que la fiction ? Dans chaque tableau, le besoin de s’abandonner et d’être soutenu, exposé sans pudeur, crée le suspense d’une reconstruction à l’issue incertaine. Diana, surprise par un méchant accident en plongeant vigoureusement dans la vie, s’appuie sur un double Actéon, suspendu dans une dépendance mutuelle. C’est ici elle qui subit la transformation et c’est d’elle que les deux porteurs tirent leur raison d’être. C’est d’eux qu’elle reçoit la force d’avancer. Et après avoir vu Anda, Diana, plus personne ne doute de ses pouvoirs hors normes.
Lucidité joyeuse
D’autres accidents de la vie sont à l’origine de Joie UltraLucide, projet pour vingt amatrices marseillaises, rencontrées à la Maison des femmes. De toutes les cultures, de tous les âges, elles ont subi des violences au quotidien. Et comme chez Diana Niepce, personne ne saura ce qui leur est arrivé ni ce qu’elles ont subi. Car l’intérêt est ailleurs, et le silence sur ce point est justement ce qui leur permet de prendre la parole et de mettre l’accent sur l’art et l’avenir, pour s’épanouir et mieux se définir. Et cette voie d’émancipation est ouverte aux interprètes de Joie UltraLucide comme à toute autre personne curieuse de ses propres talents cachés.
Et de l’artistique, elles en mettent, guidées par Maryam Kaba (impressionnante et entraînante car présente sur le plateau), chorégraphe associée au Ballet National de Marseille. En arrière-plan œuvrent Pina Wood (signant la dramaturgie) et l’écrivaine Marie Kock, entre autres autrice de l’enquête Yoga, une histoire-monde. Aussi Joie UltraLucide, ultra-loin de se résumer à une sorte de défouloir, aime la danse mais aussi la réflexion. Sur le plateau, au moment de l’entrée en scène, l’espace montre des traces d’une fête qui a dû s’y dérouler, juste avant ou bien la veille. Partout des confettis et de petits chapeaux coniques.
Anda, opéra !
Et les femmes vont arriver et s’approprier ce lieu, cette idée de vie, leurs vies. Et leurs corps. Elles vont danser à leur tour et faire part de leurs rêves comme de leurs inquiétudes. Et ce n’est pas une forme de Yoga, pas un projet pour faire office de rite guérisseur, mais une création artistique pour survivantes affranchies, suffisamment en tout cas pour s’investir dans une création. Avec Anda, Diana et Joie UltraLucide, le Festival de Marseille a donc présenté deux façons de dépasser et détourner la houle d’une réalité oppressante. Peut-on mieux résumer l’esprit de cette manifestation qu’à travers ces femmes qui prennent des risques et en sont richement récompensées ?
Reste le regret de ne pas avoir pu voir éclore (f)riou(l), un opéra maritime dans l’environnement naturel auquel il était destiné. Et on souhaite donc à ce projet ambitieux le même esprit de reconquête, la même capacité d’affronter les vents contraires et déséquilibrants. Car un tel projet mérite qu’on lui permette de rencontrer le territoire qui lui servit d’inspiration, voire d’égérie. Reste à résister à la houle politique…
Thomas Hahn
Festival de Marseille, 2024
Anda, Diana : La Criée, le 20 juin
Joie UltraLucide : Ballet National de Marseille, le 21 juin
(f)riou(l), un opéra maritime Auditorium du Mucem, le 22 juin
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