« 21 pornographies » de Mette Ingvartsen
La chorégraphe pose un acte implacable, en déplaçant jusque dans les zones les moins limpides, les transactions du sexe et du pouvoir.
Deux considérations périphériques affectent le compte rendu qu'on entreprend de lire.
Première considération : l'incroyable minceur des éléments fournis par la feuille de salle accompagnant les représentations de 21 pornographies, par Mette Ingvartsen, récemment au Centre Pompidou (Paris). C'en est presque désinvolte. Se rendre dans cette salle, c'est, le plus souvent, se confronter à des formes exigentes, en recherche. Il serait bienvenu que le spectateur ne s'y sente pas abandonné dans sa démarche.
Deuxième considération : le rédacteur des présentes lignes y aura cédé à des assauts d'assoupissement. D'où le caractère lacunaire de ses souvenirs et prises de note. Mais justement : nous retiendrons l'hypothèse que cette forme d'attention flottante n'ait pas été dénué de pertinence, au moment d'aborder une pièce dont les tableaux successifs fluctuent dans les épaisseurs de l'insconscient libidinal, jusque dans ses textures les moins limpides.
Depuis plusieurs années, dans ses Red pieces (le rouge est ici celui des quartiers chauds de certaines métropoles nord-européennes), Mette Ingvartsen orchestre une démonstration de la dimension intégralement politique des questions de la sexualité. Cela, alors que bien des conservatismes demeurent puissants, qui voudraient repousser ces matières dans le seul cercle de la vie privée.
D'une manière qu'on n'aura pas la place de développer ici, il serait intéressant de défricher quelque réflexion inter-culturelle. Mette Ingvartsen est une jeune artiste danoise. Cette considération n'est peut-être pas totalement anodine, quant à sa manière d'aborder les questions de la sexualité, peut-différemment de ce qu'inspire le fond culturel de l'Hexagone (et ses célèbres Manifs pour tous).
69 positions montrait un haut niveau de référencement intellectuel. Mais cette performance, comme ensuite la grande pièce de groupe 7 pleasures, campaient manifestement sur un versant émancipateur, voire jubilatoire, de la sexualité. Or voilà que 21 pornographies se déplace en zone obscure, embarrassante, où les débordements des pulsions érotiques se conjuguent avec celles parmi les plus troubles et moins soutenables, du pouvoir exercé sur le corps d'autrui : sa souffrance, sa terreur, sa soumission.
Le marquis de Sade campe au coeur de cette transaction, où le tout autorisé n'a pas fini d'exercer son pouvoir de fascination. Pour le faire entendre et éprouver, la performeuse est d'emblée intégralement nue sur le plateau. Celui-ci est fendu de trois rais de néon au sol, qui y impriment un ordonnancement implacable. Cette nudité incongrue, cette rigidité scénographique, entrent en tension, pour soutenir l'étonnante circulation dramaturgique de Mette Ingvartsen.
Elle est là, simplement et absolument là. Mais nue. Perturbante. Enonçant un récit de situation sadien, en stricte position de narratrice. Mais c'est une position distancée qu'elle fend radicalement de temps à autre, pour se jeter dans l'incarnation momentanée d'un rôle, d'un cri, d'une mimique insoutenable, d'une profération menaçante.
Ces deux registres s'entrechoquent, comme brusque bascule entre d'une part, la puissance de flottement onirique d'un récit déroulé, sa charge fantasmatique, et d'autre part la crudité d'incarnation d'un rôle soudain activé. Tout cela continuant de ressortir, quoiqu'il en aille, au régime fictionnel global de l'ordre de la représentation. Reste à se débrouiller avec la présence intégrale d'une nudité en actions.
Il se joue là, de manière plutôt magistrale, nombre des paramètres reliant réel, fiction, et mise en représentation. Quelles pulsions, quels retournements, sous-tendent le désir de (faire et de voir) spectacle ? Le spectateur n'en sort pas indemne, s'il veut bien percer au-delà de l'effet de sidération des seules séquences les plus obscènes. L'évocation sadienne initiale dérive ensuite vers des situations de tournage cinématrographique (de films pornos populaires, a-t-on cru comprendre), d'une foncière ambiguïté entre "libération" sexuelle et assujettissement de la femme.
On a capté encore une scène de danse troussée de drôlerie jubilatoire. Et on s'est réveillé en plein milieu d'horreurs guerrières. Habitué comme nous l'avons été par Jan Fabre, à ce que des femmes puissent uriner sur scène, debout jambes écartées, on est resté saisi, néanmoins, par la froideur clinique – et non plus grotesque – de cette action quand Mette Ingvartsen l'exécute, alors même que la mention est inter-genre puisqu'il s'agit d'évoquer la soldatesque ivre d'assouvissement sur le corps de victimes.
La performeuse conduit une traque à la précision des actes, comme à la réverbération de leurs significations. Sur le sujet qu'elle traite, on lui trouve une obstination, une audace, une acuité irremplaçables. Mais c'est ne rien dire de l'immense tableau final – dont justement on ne veut rien trahir en trop le révélant – , sinon qu'il pourrait être celui de la plus belle, la plus forte, la plus étourdissante des danses ; à ceci près qu'elle tutoie ce qui dans un corps habite, qui tient du moins avouable, comme du moins dicible. Il importe que la danse puisse se faire à ce point incommodante.
Gérard Mayen
Spectacle vu le 22 mars au Centre Pompidou (Paris).
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