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« Bal impérial – Boléro » de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet par le Ballet du Grand Théâtre de Genève.

Avec Bal Impérial, création sur les valses viennoises et Boléro Sidi Larbi Cherkaoui met à l'épreuve les scies musicales !

La compagnie génevoise ouvre sa saison avec une double affiche reprenant en ouverture le Boléro co-signé par Damien Jalet chorégraphe associé et Sidi Larbi Cherkaoui avec la complicité de Marina Abramovic et la stupéfiante création Bal Impérial orchestrée par Sidi Larbi Cherkaoui sur les musiques de Johann Strauss fils auxquelles le chorégraphe a ajouté trois musiciens japonais dans un dialogue iconoclaste avec l’Orchestre de la Suisse Romande. Ce Bal Impérial contemporain plonge dans les codes surannés de la valse viennoise pour offrir une bacchanale baroque qui dynamite la bienséance d’un empire austro-hongrois décadent malgré lui. L’excellent ballet du Grand Théâtre de Genève prend un plaisir évident à casser les codes du Bal impérial pour en offrir une vision onirique et résolument déconstruite.


Boléro avait été créé pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 2013. La pièce avait dérouté la critique et une partie du public tant les partis-pris chorégraphiques de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet sont à l’opposé de ceux de Maurice Béjart, auteur d’un Boléro qui s’est imposé depuis plus de 60 ans comme référence absolue. Quand Béjart construit son Boléro sur un mouvement perpétuel vertical, imposant au danseur ou à la danseuse sur la table un va-et-vient permanent qui se modifie au gré des phrases musicales, Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui investissent tout l’espace de la scène et l’agrandisse via l’immense miroir incliné qui la dédouble et créé une profondeur de champ inédite. Les douze danseuses et danseurs semblent se mouvoir dans un espace sans frontières nimbés dans les splendides lumières stroboscopiques imaginées par Urs Schönebaum. Sur la scène se joue une danse perpétuelle faisant fi de la rythmique de la musique de Ravel au profit d’un ballet de derviches tourneurs.

 

Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet refusent de se soumettre à la rigueur mathématique de la partition de Ravel et lui substitue une danse qui se déploie comme une séquence unique. Les interprètes tournent, vrillent alternant les rondes perpétuelles et les épisodes au sol se délestant au fil du temps de leurs grandes capes noires puis de leurs tuniques en mousseline beige pour enfin dévoiler un justaucorps qui imitent un squelette. Ce faisant, les deux chorégraphes reprennent à leur compte cette vision d’un Boléro comme une danse de mort, incarnée par un personnage final vêtu de noir, ultime image de thanatos. Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui créent ainsi une danse de l’épuisement sans pour autant surligner le fameux climax de la coda.  On regrettera toutefois que l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de Constantin Trinks soit passé à côté des enjeux musicaux du Boléro de Ravel et en donne une version très affadie sans que jamais l’on ne perçoive les élans telluriques de la partition.

Changement radical de registre musical avec Bal impérial. Imaginait-on Sidi Larbi Cherkaoui chorégraphier sur la musique de Johann Strauss fils à mille lieues de son univers ? Mais la ville de Vienne souhaitait que le chorégraphe belge participe aux célébrations du 200e  anniversaire de la naissance du compositeur autrichien. Soit ! Il y avait là une forme de défi qui n’est pas pour déplaire à Sidi Larbi Cherkaoui. Ainsi s’est-il plongé dans l’écoute attentive des 600 œuvres de Johann Strauss pour faire son choix et surtout éviter les standards que tout le monde connait afin de proposer un arc qui couvre l’évolution musicale de Strauss : ‘’Jai commencé ce travail en détestant Johann Strauss avant de l’apprendre à l’aimer’’ confie Sidi Larbi Cherkaoui. Et à y regarder de plus près, le directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève a pu dessiner un projet plus politique : la valse viennoise, archétype sirupeux de l’empire austro-hongrois ne demande qu’à être subvertie. Son apogée coïncide en fait avec un effondrement annoncé d’un monde qui va subitement disparaître avec la Première guerre mondiale.

C’est ce hiatus dans lequel s’engouffre Sidi Larbi Cherkaoui ouvrant le plateau sur une table de banquet préfigurant une fête païenne. Les danseurs sont vêtus de fausses robes longues ouvertes indifféremment à l’avant ou à l’arrière. La fête ressemble davantage à une promesse d’orgie dans ce décor et ces costumes créés par le japonais Tim Yip. Cette confrontation entre deux univers si dissemblables introduit dans le récit une étrangeté esthétique qui déroute. Le trio de musiciens japonais casse la mécanique métronomique de Johann Strauss. Dans cet univers baroque, le spectacle vaut tout autant par sa mise en scène stupéfiante que par sa chorégraphie. Sidi Larbi Cherkaoui excelle dans la délicatesse des mouvements de bras et l’insertion dans des ensembles impeccables de solos remarquables et exigeants où les corps sont malaxés, triturés en tout sens.

La compagnie brille dans ce travail complexe où danse et théâtre se côtoient. Mais on remarque tout particulièrement Dylan Philips, nouvel arrivé venu du monde de l’acrobatie et qui se révèle un danseur sublime. Il incarne tout d’abord cet étranger rejeté par la société viennoise qui veut le mettre à mort. Il joue à la perfection ce corps qui s’effondre mais refuse de céder. Sa formation lui permet une élasticité absolue mais sans esbrouffe avec une totale intégrité artistique. Voilà un danseur dont on reparlera. 

Crédit photos © Grégory Batardon

Bal impérial est scandé de chausse-trappes. Sidi Larbi Cherkaoui joue constamment avec les codes du genre pour sans arrêt les détourner et mettre en scène à la fois la décadence d’un monde sur le point de mourir et le chaos que cet effondrement va susciter. Il nous perd parfois dans cet univers onirique peuplé de créatures étranges où se croisent des personnages sortis d’un tableau d’Arcimboldo et une noblesse déclassée. La danse alterne de longues phrases fluides et des accès de violence. On est parfois heurté, décontenancé mais constamment happé par une œuvre qui questionne le monde.

Jean-Frédéric Saumont.
Vu le 19 novembre 2025 au Grand Théâtre de Genève - jusqu’au 25 novembre 2025
Du 3 au 6 décembre au Museums Quartier de Vienne.

Boléro
Chorégraphie : Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie : Marina Abramović
Lumières : Urs Schönebaum
Costumes : Riccardo Tisci
Conseiller à la chorégraphie : Aimilios Arapoglou, James O’Hara.

Bal Impérial 
Création mondiale en coproduction avec le Festival Johann Strauss 2025 Wien et Eastman Dance Company
Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie et costumes : Tim Yip
Assistant à la scénographie et costumes : Jin Yau
Lumières : Jen Schriever
Musique additionnelle et musiciens sur scène :  Tsubasa Hori, Shogo Yoshii
Chanteur : Kazutomi «Tsuki » Kozuki.
Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Constantin Trinks.
Ballet du Grand Théâtre de Genève : Yumi Aizawa, Jared Brown, Adelson Carlos, Anna Cenzuales, Zoé Charpentier, Quintin Cianci, Nikita Goile, Ricardo Gomes Macedo, Julio Léon Torres, Chien-Shun Liao, Emilie Meeus, Stefanie Noll, Riley O’Flynn, Juan Perez Cardona, Dylan Philips, Luca Scaduto, Sara Shigenari, Kim Van der Put, Geoffrey Van Dyck, Nahuel Vega, Madeline Wong, Oscar Comesana Salgueiro.

 

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