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Martha Graham à Paris, le Programme A

Un siècle après sa fondation, la Martha Graham Dance Company continue de surprendre par son excellence et son intensité. Fondée en 1927, portée par l’héritage de sa créatrice disparue il y a 34 ans, la compagnie américaine la plus ancienne conserve une présence scénique saisissante, portée par des interprètes d’une précision et d’une force remarquables.

C’est une vraie chance de revoir à l’occasion de cet anniversaire intitulé Graham 100, quelques uns de ces chefs-d’œuvre rares que sont Errand into the Maze, Cave of the Heart, Diversion of Angels ou Chronicle. En ce qui nous concerne, nous n’avons vu que les deux premières pièces inscrites au Programme A. Bien sûr, la mise en scène, extrêmement raffinée, la typification des personnages, peut paraître, sans doute, un peu ancienne. Mais la modernité des costumes très simples, et la danse elle-même restent totalement intemporelles.

La technique très organique de Martha Graham, fondée sur les mouvements musculaires et osseux, utilise l'action vitale de la respiration, ainsi que la spirale comme mouvement essentiel du torse et des bras, et les amplifie de façon à entraîner le reste du corps grâce au célèbre contraction-release (contraction-relâchement) qui mobilise fortement le bassin et le pelvis. C'est à partir de ce centre que l'énergie est projetée jusqu'aux extrémités du corps.

Travaillant pulsion et impulsion en profondeur, allant jusqu'à une force convulsive constituée d'arrêts brutaux et de reprises d'une puissance inouïe, ses mouvements mettent en évidence une condition féminine liée au désir et à ses frustrations qui choqua l'époque et révolutionna en profondeur la vision même de ce qu’est la danse. C’est pourquoi les grandes figures mythologiques sont un terrain d’exploration idéal pour elle, lui permettant d'un approfondissement des tourments de l'âme humaine et d'un développement de sa vision du féminin : Ariane (Errand into the Maze, musique de Gian Carlo Menotti, 1947), Médée (Cave of the Heart, musique de Samuel Barber, 1946), Jocaste (Night Journey, 1947), Clytemnestre (Clytemnestra,1958). Elle porte ces personnages, à la charge érotique presque effrayante, à leur point d'incandescence.

À commencer par Ariane d’Errand into the Maze (Laurel Dalley Smith). Seule, sous une lumière qui l’emprisonne, enserrée dans une robe fourreau bleu ciel fluide, les mains croisées devant le bassin, elle se rétracte en trois temps, comme saisie. Par ses souvenirs ? Ses pensées ? Ses fantasmes peut-être ? Sans doute tout cela à la fois. Martha Graham, férue de psychanalyse, n’était pas en reste pour sonder les tréfonds de l’âme.

C’est donc une Ariane à la gestuelle aussi forte qu’obstinée que campe cette chorégraphie tout en finesse. Les costumes n’étant pas ceux d’origine, le sens de la chorégraphie glisse subrepticement. Ainsi de cet homme (Zacchary Jeppsen)qui surgit, un bas sur la tête, en slip chair. Est-il Thésée ou le Minotaure avec son bâton qui jugule ses épaules ? Dans la scénographie originale, le doute n’est pas permis puisqu’il a un masque, des cornes et un slip noir rehaussé par une ligne noire et blanche qui court sur son torse.

Ici, la conjonction de la peur et du désir est soudain soulignée, l’ambiguïté émotionnelle – voire sexuelle – d’Ariane aussi. La gestuelle mise au point par Graham accentue énormément son côté trapu, musculeux, mal dégrossi avec ses jambes mal tendues. Elle lui tend le fameux fil qui est ici une corde. Il la met à terre, l’enjambe, saute jambes écartées, sorte de caricature d’un virilisme triomphant dont elle va bientôt triompher. Les solos d’Ariane sont extraordinaires de puissance, de violence, de charge érotique féminine tout en découvrant, par le mouvement seul, les errances de cette femme qui suivent peut-être davantage les méandres de ses pensées, que le parcours du labyrinthe. Dans la scénographie originale, celui-ci est d’ailleurs dessiné sur sa robe et repris par une corde sinueuse au sol. La musique de Giancarlo Menotti accompagne à merveille cette pièce exceptionnelle. Comme toutes celles que comportait ce programme, à savoir Samuel Barber (Cave of the Heart) ou Stahv Danker (Désir).

Galerie "Errand into the Maze" © Isaballe Paganao

Dans Cave of The Heart, c’est Médée qui s’impose. Cette Médée (Xin Ling) au corps recroquevillé qui va se redresser et se déployer comme un serpent (la pièce devait s’appeler Serpent Heart !) c’est elle, Martha. En face, un homme stéréotypé, inflexible, au sens propre comme au figuré, ressemblant à un bellâtre qui aurait un peu trop forcé sur la testostérone. Mais pas seulement. Le costume de ce Jason (Llyod Knight), avec ces bandelettes noires sur le torse et son slip rouge et blanc avec une bande noire a un côté IIIe Reich, tout comme les poses qu’il prend ressemblent à s’y méprendre aux statues emblématiques de l’Allemagne et de l’URSS posées au Trocadéro lors de l’exposition Universelle de 1931.

Hasard ? Peut-être pas pour celle qui refusa l'invitation des Nazis à se produire aux J.O de Berlin en 1936 !
Il y a une ironie glacée dans cette pièce, très stylisée, volontairement phallique dans sa représentation du pouvoir masculin – y compris dans sa façon de « brandir » la Princesse (Marzia Memoli) comme un trophée vertical – mis à mal par cette femme fatale, au plein sens du terme. Son solo, où ses enfants sont représentés par un fil rouge qu’elle étrangle deux fois autour de sa taille, puis qu'elle enroule dans sa main avant de fermer son poing est un vrai coup de génie !

Les décors et costumes très sobres d’Isamu Noguchi laissent place à l’interprétation – tout comme cette parure tout en piquants dorés, cage ou toison d’or, qui n’est autre que la vraie malédiction de Médée. Le personnage du Chœur (Anne Souder), avec son amplitude de gestes, ses pliés secondes, et ses fulgurances électriques qui viennent finir le mouvement, a inspiré toute une génération de chorégraphes à commencer par Mats Ek. Il faut dire qu’à l’époque, ce vocabulaire est une trouvaille et représente un contrepoint parfait face à la gestuelle de Médée comme de Jason.

Galerie photo : Cave of the Heart © Melissa Sherwood

La deuxième partie s’ouvrait avec Désir, la création qu’a imaginé Virginie Mécène pour Aurélie Dupont. Flamboyante dans une robe rouge très fluide, qui joue sur la transparence et l’opacité, l’étoile de l’Opéra de Paris apparaît comme l’incarnation d’un style, son épure. Imaginée à partir d’une seule photographie de Martha Graham datant de 1926 trouvée dans les archives de la compagnie, la chorégraphie de Virginie Mécène conçue à partir de la technique Graham utilise les énergies opposées : elle implique une extrême souplesse et une tension maximale, un jeu incessant entre le poids du corps et son support, le sol, une lutte perpétuelle contre l'espace et contre soi-même, ne laissant jamais la moindre partie du corps passif, même s'il reste immobile. Aurélie Dupont se coule merveilleusement dans ce style, soulignant ici son côté éminemment graphique et plastique avec une grande intelligence du mouvement, et rend, grâce à la simplicité de ses lignes, à Graham toute son irréductible modernité.

Enfin, ce programme A finissait avec Cave, une création d’Hofesh Shechter. Il est impossible de raccrocher cette pièce aux deux précédentes, malgré son titre, tant il diffère radicalement de ce qui précède.

D’un coup, on a changé d’époque. Groupes compacts, appuyés sur de solides unissons très énergétiques, déploient le style si caractéristique du chorégraphe britannique : bras qui se lèvent, corps qui se tordent, marches buste en arrière sur genoux pliés, avec quelque chose de fondamentalement organique dans le mouvement, qui emprunte aussi au hip-hop ou au krump. Le tout finit en freestyle, où chacun y va de sa virtuosité propre. Mais ce qui est vraiment remarquable ce sont les danseuses et danseurs de la Martha Graham Dance Company, qui semblent avoir complètement intégré cette gestuelle, avec une rapidité, une aisance, une flexibilité des corps ahurissantes et un engagement total. Au point d’être presque meilleurs que les danseurs de la compagnie de Shechter !

Galerie photo © Melissa Sherwood

100 ans plus tard, la Martha Graham Dance Company garde l’intensité de cette danse intacte. Si certains partis pris narratifs peuvent faire paraître les ballets comme anciens, la subtilité et la force de la chorégraphie continue de fasciner par sa pertinence et sa modernité.

Agnès Izrine

Vu le 5 novembre 2025 au Théâtre du Châtelet. Jusqu’au 14 novembre. Le solo Désir n’est interprété que les 7, 9, 12 et 14 novembre

 

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