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Les mille visages de l’unisson

En 2007, Mathilde Monnier, alors directrice du CCN de Montpellier, surprend le monde de la danse avec Tempo 76, où elle met sur le plateau un groupe de neuf interprètes dans un dialogue distancié et circonstancié avec le corps de ballet. En 2025, Yaïr Barelli crée Unisson, où sept danseurs-citoyens interrogent l’uniformisation de nos comportements et attitudes face à l’érosion des libertés au quotidien. Entre les deux, nombreux sont les approches autour de cette figure chorégraphique dans laquelle se croisent énergie collective et individualité, aspirations, cohésions et subversions. Depuis son entrée en danse contemporaine, l’unisson revendique le premier plan. Loin d’être un faire-valoir pour solistes, il accède au statut de sujet.

Le point de bascule se situe peut-être en 2007, quand Mathilde Monnier crée Tempo 76 au festival Montpellier Danse et annonce une pièce qui interroge l'unisson. Alors directrice du CCN, elle constate : « Cette forme chorégraphique, toujours en vigueur, suscite chez le spectateur un sentiment de fascination. Elle se retrouve aujourd'hui encore appliquée à des fins spectaculaires au service de manifestations diverses, militaires ou paramilitaires, défilés, parades mais aussi carnavals, ballets classiques, opérettes et opéras, revues, chorus-line (majorettes, pom-pom-girls).» On comprend intuitivement pourquoi la danse contemporaine préférait ne pas se compromettre sur les terrains de l’uniformité.


Et ce n’était pas une particularité française. En 2007 je propose le sujet à la revue allemande ballettanz,(aujourd’hui tanz) et l'étonnement est grand : « On n'a encore jamais parlé d'unisson ! » Mathilde Monnier confirme : « Je me souviens que dans les années 80, au moment de l'explosion de la danse contemporaine en France, l’unisson représentait pour la communauté de la danse une forme relativement taboue mais néanmoins assez utilisable pour produire des effets spectaculaires de fin de spectacle. Elle était en train de mourir et de disparaître comme forme glorieuse au profit d'une déconstruction et d'une autre organisation de l'espace. » La danse contemporaine voulait-elle la peau de l’unisson ? Elle a fini par la restituer, non sans la retourner.

Quand l’unisson déconcerte

La revue Danser constata au sujet de Tempo 76 : « Les neuf danseurs (cinq garçons et quatre filles) ne forment qu’un tout. Neuf fois le même, en jean et chemise blanche, moyennant quelques menues différences. » Et Le Monde de titrer : « Mathilde Monnier propose une bizarrerie chorégraphique », pour constater qu’il « se passe apparemment quelque chose de passionnant sur scène que l'on a du mal à saisir » alors que Danser conclut : « Mathilde Monnier garde pour elle ses secrets d’horlogerie. Pas facile à conter. »


Décidément, Monnier avait réussi à prendre la critique à contre-pied. Sauf Le Figaro, bien plus à l’aise, qui formule une prophétie dont le principe allait se réaliser de bout en bout : « Si la pièce séduit et impressionne par sa rigueur et son impertinence joyeuse, elle semble surtout ouvrir une voie pour le bel avenir de la danse. » En effet, la conquête de la danse contemporaine par l’unisson se mit en marche. En 2009, c'est Olivier Dubois qui perturbe avec Révolution, où douze danseuses tournent autour de barres verticales en se synchronisant à partir de commandes lancées en direct par Dubois. Une danse répétitive, un unisson de plus de deux heures. Ces deux-là font aujourd’hui figure de précurseurs. Mais quelqu’un avait précédé Tempo 76  d’une décennie ! C’est Mourad Merzouki, sorte de pionnier en danses urbaines, qui lança sa révolution en 1998, avec les unissons de sa pièce mythique Récital, reprise en 2022 par une quarantaine d’interprètes.
 

L’unisson gagne définitivement en puissance à partir de 2016, quand on assiste à l’explosion Sharon Eyal, à partir d’OCD Love, pièce pour sept interprètes qui la définit aujourd’hui encore. On peut au moins y déceler une forte présence du désir d’unisson, qui annonce déjà les futures collaborations d’Eyal avec de grands ensembles, des Ballets de Stockholm et Berlin au compagnies de Göteborg, Mayence et autres Carte Blanche. Sans parler de la tendance chez tant d’autres chorégraphes contemporains invités à créer pour des compagnies de ballet qui créent des solos démultipliés. Et voilà qu’en 2025 Eyal revisite son OCD Love à l’Opéra de Paris (le nouveau titre est Vers la mort), où les unissons résonnent plus que jamais avec le ballet.
 

Unissons variés

Si jamais un front anti-unisson avait existé en danse contemporaine, force est de constater qu’il ne tient plus depuis longtemps. Aujourd’hui les chorégraphes les plus différents travaillent sur cette forme, du duo aux grands ensembles. Tania Carvalho y trouve chaussure à son pied, autant qu’Oona Doherty quand elle adapte son solo Hope Hunt pour le Ballet National de Marseille. On a vu l’unisson pointer son nez un peu partout, de Maud Le Pladec à Marco Da Silva Ferreira, de Yuval Pick à l’Australienne Lucy Guerin, de Noé Soulier à Jan Martens et autres Fouad Boussouf, Leîla Ka et bien sûr Crystal Pite avec le Ballet de l’Opéra de Paris (The Seasons’ Canon) ou autres troupes à travers le monde avec Angels’ Atlas... Même Ohad Naharin peut parsemer sa danse gaga de tableaux en unisson. Quant à Mickaël Phelippeau, aurait-il eu l’idée de consacrer un spectacle aux majorettes si la danse contemporaine n’avait pas commencé à inviter l’unisson dans son imaginaire et son imagerie ?


L’unisson peut surgir partout. Mais chez Sharon Eyal, Leïla Ka, Jan Martens et tant d’autres, son rôle est généralement de faire ressortir les différences individuelles dans la réaction à une situation, une contrainte, une gestuelle répétitive… Même le butô, à la base une forme d’expression intime et personnelle, en a pris sa part. Depuis longtemps, beaucoup de tableaux d’Ushio Amagatsu peuvent s’en rapprocher ou l’inviter carrément. Et à Beijing, l’approche si contemporaine de la compagnie TAO Dance Theater rencontre l’unisson sur les chemins de la fusion entre abstraction contemporaine et spiritualité millénaire.
 

Unisson et utopie

Comment se réunit, se compose, se structure et se déplace un corps collectif ? Chez Christos Papadopoulos, mais aussi chez Sharon Eyal l’unisson semble ne pas se réaliser complètement. Et pourtant il est présent en permanence, en état de devenir. Chez Eyal, une utopie constamment mise en échec par les états intérieurs des individualités qui ne cessent d’y aspirer. Chez Papadopoulos un état-source, une énergie partagée, un état de corps en dialogue avec des éléments imaginaires qui conditionnent les mouvements collectifs.

Chez les deux, l’idée est de questionner les liens entre des individus exposés à l’évolution des sociétés avec leurs médias « sociaux », la réalité virtuelle, les confinements et autres facteurs menant à une atomisation progressive. Tout cela ne peut qu’interpeller les chorégraphes, artistes qui interrogent par nature la qualité de l’être-ensemble. L’intérêt pour l’unisson va de pair avec la quête de nouveaux rituels collectifs, axe majeur de recherche chez les chorégraphes contemporains, dans le souvenir de temps immémoriaux. La danse contemporaine ne naissait-elle pas avec Le Sacre du printemps ? Et pourtant, la hiérarchie entre soliste et corps de ballet y correspond encore pleinement au modèle classique.
 

L’unisson contemporain est au corps de ballet classique ce que le saut à la verticale chez Vandekeybus est au grand jeté. Appliqué à un corps de ballet, l’unisson crée une abstraction formelle portée par une morphologie collective. Il est considéré comme un fait accompli, une norme. Un autre unisson est possible, disent les contemporains qui lui extorquent la valorisation de l’individu par les petites signatures personnelles en termes d’expression corporelle, faciale et intime. Aussi interrogent-ils l’empathie et démontrent qu’une singularité arrachée à la contrainte collective est plus profonde que celle d’une héroïne romantique au ballet lequel, non sans créer sa propre forme de beauté, nourrit une imagerie stéréotype.
 
La vie à l’unisson

Il est donc temps de reprendre les choses par la base, se disait Yaïr Barelli. En créant Unisson au Théâtre de la Ville, il s’interroge : « Qu’est-ce que ça veut dire, faire ‘le même’ ensemble, faire ‘un’ avec les autres ? » Et au lieu de d’employer l’unisson comme langage pour commenter ou interroger un sujet, il en fait le sujet même de sa création pour interroger les frontières de la manipulation. L’unisson, il le trouve aujourd’hui encore dans tous les domaines où Mathilde Monnier l’avait identifié en 2007. Barelli constate qu’on tient là une forme d’expression qui peut se charger de tout et son contraire : de joie, de soumission, de fête, de contestation, de lien avec une tradition comme de la peine d’un effort collectif pour mieux supporter la soumission à une cadence de travail. Dans tous les cas, les humains ritualisent leurs efforts, leurs cultes et leurs fêtes. Ils y participent dans la diversité des tailles, morphologies et origines, sans se soucier de la perfection du geste synchronisé. L’unisson est pour eux un vecteur, et non le but. Sur scène, Barelli affirme ces unissons dans le réalisme de leur imperfection. D’autres tableaux sont ici ouvertement volontaristes, créant l’unisson sur scène, là où la vie réelle ne connaît « que » des gestes uniformes, par exemple en manipulant le téléphone portable. Chacun pour soi, apparemment pas en unisson, et pourtant… Avec cette création, Barelli demande pourquoi acceptons-nous que d’autres définissent nos gestes, à notre place.


A l’opposé, les gestes d’une parade militaire, d’une revue ou d’un corps de ballet sont d’emblée définis par d’autres. Ici l’unisson unit surtout des morphologies semblables. Il est son propre objectif, dans la perfection. Il n’atteint son but de projeter une image de beauté ou de puissance seulement si la perfection est atteinte. Dans le cas contraire, le résultat se situe aux antipodes du but visé. On peut ainsi supposer que Donald Trump ne réessayera pas de mettre en scène une parade militaire dans les rues de Washington… Il va de soi que la parade orchestrée se taille une part chez Barelli. Dès leur première marche sur le plateau ?  Les sept interprètes la ponctuent de flexions des genoux absurdes et sans but aucun. Plus tard, ils affirment à l’unisson : « Je suis unique ! » C’est absurde, c’est bien vu. Aussi Barelli signe moins une pièce de danse qu’un reflet kaléidoscopique de notre mode de vie. Serait-ce également un reflet de l’évolution de la création chorégraphique ? Unisson était présenté dans le cadre d’une série de spectacles, en ouverture de saison au Théâtre de la Ville - Les Abbesses, et la vidéo annonçant ce temps fort pouvait, malgré l’énorme diversité des chorégraphes et des styles, donner l’impression que l’unisson règne en maître sur la création actuelle :

Unissons à Lyon
Il va de soi qu’un festival de l’importance de la Biennale de Lyon ne peut se tenir à l’écart du phénomène. Pas besoin d’insister sur le Défilé, où l’unisson est la condition intrinsèque de la réussite, groupe par groupe. On se concentre ici sur deux créations mondiales, données dans la foulée, imposant l’unisson dans deux esthétiques radicalement opposées. Quelle soirée… Voilà qu’à 19h, Jan Martens réactive son grand succès de 2014, The Dog Days Are Over. Ce qui ne donne pas The dog days are back, mais plus prosaïquement The Dog Are Over 2.0. Puis, à 21h, Marco Da Silva Ferreira dévoile sa vision d’un F*ucking Future.

Martens crée un univers qui impose chaque geste, faisant rimer unisson avec effort collectif et sportif. Sept personnes, toutes singulières et uniques, sautent et s’épuisent, chacun pour soi, dans une figure collective. Le titre suggère la fin de la canicule, sur le plateau ça chauffe à bloc. On passe du plaisir visuel et formel à l’empathie. Et c’est quasiment paradoxal. Car a priori l’état d’épuisement provoqué par le caractère répétitif des mouvements, sur une durée d’une heure environ, devrait être partagé entre les combattants sur scène et celui qui regarde. On peut pourtant s’attacher aux différents personnages et traverser l’épreuve avec eux, depuis la salle.
 

Unis sans se ressembler
Quand l’unisson devient un sujet scénique voir scénographique qui uniformise les interprètes dans une gestuelle répétitive, le public gagne paradoxalement en indépendance. Car les sept sportifs chorégraphiques lancés par Martens créent non seulement un impact collectif, mais aussi un effet de zoom dont chaque spectateur devient son propre auteur, et ce de manière bien plus consciente que face à des écritures narratives avec leurs hiérarchies entre personnages, mouvements et actions. S’il ne veut risquer de perdre le fil, le spectateur d’un ballet narratif est obligé de suivre l’évolution prévue par l’auteur – de zoom en zoom, de personnage en personnage, d’ambiance en ambiance.
   
The Dog Days Are Over déroule, au contraire, un modèle d’écriture qui permet de naviguer entre l’évolution graduelle de l’état commun des interprètes et leurs présences, individuelles et simultanées. Paradoxalement, le spectateur gagne donc en liberté alors que les personnages subissent un contrôle strict exercé sur leurs corps et leurs gestes. Cela vaut pour The Dog Days Are Over comme pour les pièces des Eyal, Papadopoulos, Pite et autres Leïla Ka. Martens révèle ici à quel point l’unisson contemporain cherche l’inverse de l’unisson classique. Il réussit, comme Barelli et la plupart des chorégraphes contemporains, à individualiser les composantes individuelles de la figure humaine collective.

Loin d’être un phénomène isolé, l’approche sportive en unisson de The Dog Days Are Over  faisait partie, en 2014 déjà, d’une tendance plus large. La même année, Paula Rosolen remporta le 1er prix au concours Danse élargie avec les unissons de son septet Aerobics ! Dans les deux cas, la danse contemporaine interroge, à travers la pratique sportive, le culte du corps parfait et uniformisé. Depuis, beaucoup d’autres leur ont emboîté le pas.

F*cking *nisson

Dans F*cking Future, Marco da Silva Ferreira met en scène un ensemble de sept danseurs dans un solo choral. Les ingrédients sont une danse répétitive, une énergie collective qui oscille entre fête, formatage, force et fashion show. La Biennale avait mis les moyens. Aux Grandes Locos, vaste hangar dédié à la scène contemporaine et investi pour la première fois par la Biennale de la Danse, ce P*tain d’Avenir façon rébellion chic s’est déroulée entre quatre gradins, comme dans une arène de boxe ou de battle breaking. Un même costume pour tous, avec pantalons scintillants et débardeurs entre armure médiévale et tenue de clubbing.

Da Silva Ferreira s’attaque à l’uniformatisation par la militarisation de la vie au quotidien, et il la défie en ouvrant brèches et failles dans lesquelles s’engouffrent solidarité et sensualité. Mais il esthétise son petit corps de ballet, comme pour flirter avec le genre de la revue. Ce F*cking Future est-il vraiment aussi rebelle que la référence punk du titre veut le suggérer ? Au bout du compte, son voyage se perd dans un no-mans-land. Est-ce là le « bel avenir de la danse » annoncé en 2007 par Le Figaro ? Ou plutôt une belle danse sans avenir ?

S’il est vrai que le monde est entré dans une période de fascisation galopante, le clubbing peut-il vraiment briser le carcan et déjouer le danger ? L’unisson en tout cas, on le constate ici, n’œuvre pas toujours en direction d’un enrichissement du vocabulaire, qu’il soit politique ou poétique. Tel n’est peut-être pas son rôle dans une pièce qui veut nous parler de militarisation. L’unisson peut mieux faire. Dans sa version contemporaine, et quand on lui demande de s’exprimer sur des questions de la polis, il trouve un sens particulier en se référant au réel et au quotidien, pour devenir un reflet concret de nos vies.


Souvenirs unissants

A la recherche des sources depuis lesquelles l’unisson vient innerver la danse contemporaine, on tombe inévitablement sur l’engouement pour les danses traditionnelles, expressions naturelles du lien avec les communautés héréditaires. Frères et sœurs d’esprit et de corps, unissons et communautés se sont imposés dans la danse d’auteur, laquelle ne cesse de chercher des rites nouveaux. De Marcos Morau à Dalila Belaza et autres Alexandre Roccoli, on voit les chorégraphes contemporains se référer au folklore traditionnel – et bien souvent travailler avec des danseurs folkloriques – pour parler en creux de l’importance d’un attachement qui s’est perdu au fil de l’urbanisation au XXe siècle. L’accueil très favorable que le public fait à ces formes en dit long par rapport au lien perdu avec le terroir et la vie en communauté, que ce soit dans l’Aveyron ou dans le désert.

C’est d’abord en Arabie Saoudite, sous le ciel étoilé d’AlUla, et puis à Montpellier Danse pour la version salle qu’Akram Khan créa Thikra – Night of Rembering. Une pièce pour quatorze danseuses, à la fois narrative et chorale, en grande partie inspirée de danses saoudiennes réservées aux femmes. Mais c’est à Paris, dans le rapport scène-salle du Théâtre de la Ville, qu’on a pu découvrir toute la richesse gestuelle de Thikra, avec sa série de tableaux d’ensemble où Khan démontre que l’unisson ne mène pas forcément à une simplification du vocabulaire. Il semble plutôt qu’aucun mouvement, jamais, ne s’y répète alors que les interprètes forment un corps collectif parfait, sans que leur individualité ne soit sacrifiée. « Ces femmes y forment une sorte de corps de ballet, mais celui-ci est chez moi toujours un personnage à part entière », dit le Londonien à propos de cette prestation extraordinaire, inspirée de danses traditionnelles saoudiennes et indiennes.
 


Alors que la présente étude n’est en rien exhaustive, elle a le mérite de confirmer que l’unisson est compatible avec la danse contemporaine, elle-même traversée par des strates relevant de la danse traditionnelle, classique, populaire ou performative. Il était logique qu’il finisse par retrouver les chemins de la création contemporaine, dans un univers où les frontières entre les différents styles sont de plus en plus perméables. Et surtout, l’unisson est universel. Il avait juste choisi de se soustraire à l’univers de la danse contemporaine pendant deux décennies environ. Aujourd‘hui il est définitivement un moyen d’expression à la disposition de tous les chorégraphes. Création et unisson sont à nouveau unis.

Thomas Hahn
Photo de preview : F*cking Future de Marco da Silva Ferreira © José Caldeira

 

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