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Ballets de Monte-Carlo : Soirée William Forsythe/Paul Lightfoot
À Monaco, Les Ballets de Monte-Carlo orchestrent une rencontre au sommet entre William Forsythe et Paul Lightfoot.
Sur la scène de la salle Garnier, rococo à souhait, les Ballets de Monte-Carlo proposent un programme en deux temps qui fait dialoguer deux figures majeures de la danse contemporaine : l’extraordinaire Herman Schmerman de William Forsythe et la création de See You de Paul Lightfoot. Deux écritures chorégraphiques que tout semble opposer – l’une analytique et anguleuse, l’autre sensible et théâtrale – mais que la compagnie réunit avec une rigueur d’interprétation exemplaire et une technique impressionnante.

Forsythe, l’art de la déconstruction
Créé en 1992 pour le New York City Ballet dans le cadre du Diamond Project, Herman Schmerman est la deuxième œuvre que William Forsythe conçoit pour la prestigieuse compagnie américaine. Sur une musique électronique complexe et délicieusement instable de Thom Willems, le chorégraphe s’attaque aux fondements du vocabulaire classique pour mieux les déconstruire.
Pointes, entrechats, pirouettes et portés sont détournés, fragmentés, réagencés dans une écriture qui fait de la rupture un principe moteur. Mais pas seulement. Car ce que nous percevons, trente ans plus tard, est surtout l’hommage sous-jacent, qui englobe celui rendu à Petipa par Balanchine, et sa dérivée, qui repartant du même Mr B. hissant la danse classique vers un statut autonome, lui conférant sa part d’abstraction, entraîne Cunningham vers un nouveau vocabulaire. Forsythe en donne une merveilleuse synthèse pour mieux dépasser tous ces modèles. Remontée ici par Stefanie Arndt et José Carlos Blanco Martinez, la pièce conserve toute sa puissance formelle et semble même épeler une sorte de « syllabus » forsythien, en montrant comment le classique se métamorphose par une torsion du corps – comme un vice de forme – la souplesse du dos, les étirements invraisemblables, les arrêts brusques, les positions ultra croisées, le tout à partir de figures qui sont celles de n’importe quel cours de danse !
Le quintette initial, interprété par trois femmes et deux hommes en justaucorps noirs, explore toutes les configurations possibles du groupe, du solo au duo, dans une scénographie réduite à l’essentiel : un écran bleu en fond de scène, horizon symbolique d’un théâtre mis à nu. La danse, elle, est tout sauf austère. Les ruptures de rythme, les gestes cassés, les courses fulgurantes d’un bout à l’autre du plateau composent une partition exigeante, mais jubilatoire. Jouant des contrastes les plus inattendus, les pas de deux ou les trios devenant soudain tout amollis avant de réenclencher des mouvements d’une rapidité et d’une complexité invraisemblables, Les interprètes s’y engagent avec une précision remarquable, révélant la complexité technique de chaque mouvement, tout en laissant affleurer une joie palpable à danser et surtout une musicalité remarquable. Les danseurs et danseuses des Ballets de Monte-Carlo figurant parmi les quelques compagnies capables d’avoir des qualités arrêtés de cette acuité et interprétant l’ensemble de la chorégraphie avec un brio incomparable.
Galerie photo © Alice Blangero
Le pas de deux final, ajouté par Forsythe lors de la reprise de la pièce avec sa propre compagnie à Francfort, est ici interprété par Juliette Klein et Simone Tribuna. Leur complicité, leur sens du détail et leur capacité à incarner une palette d’émotions subtiles donnent à cette séquence une densité particulière. C’est le bouquet final d’Herman Schmerman avec ses jupettes d’un jaune acide bordé de noir. Joyeuse, pleine d’humour, d’une rapidité à couper le souffle, d’une difficulté hallucinante, d’une intelligence inouïe, c’est une chorégraphie à déguster sans aucune modération.
Lightfoot, une dramaturgie de l’intime
En seconde partie, See You, création originale de Paul Lightfoot pour Les Ballets de Monte-Carlo, marque un tournant. C’est la première pièce que le chorégraphe signe en solo depuis son départ du Nederlands Dans Theater en 2020, après une carrière de plus de trente ans au sein de la compagnie néerlandaise. Dès l’entrée dans le vestibule de l’Opéra, le public est accueilli par un quatuor à cordes interprétant une partition de Max Richter. Puis, dans une salle plongée dans la pénombre, les danseurs apparaissent un à un, traversant l’espace avant de disparaître derrière le rideau.

Le ballet commence avant même que la scène ne soit révélée, dans une dramaturgie fondée sur l’intimité et la surprise. Tout commence par un danseur tout de noir vêtu devant la scène, rideau fermé. Dans sa gestuelle organique à l’extrême, ponctuée de spasmes et d’arrêts brutaux, Alexandre Joaquim, dans solo magnétique, incarne une figure spectrale et protectrice, sorte de diable électrique et explosif ou de deux ex machina flamboyant, essentiel à l’équilibre de la pièce puisqu’il la scande de ses apparitions.
Quand le rideau s’ouvre, danseurs et danseuses – tout de gris vêtus – évoluent dans une scénographie mouvante, faite de jeux de toiles qui montent et descendent, redessinant sans cesse les perspectives. Lightfoot joue de la machinerie avec une simplicité assumée, sculptant un espace en perpétuelle mutation. Sa chorégraphie, d’abord empreinte de mélancolie, glisse peu à peu vers une danse plus dynamique, parfois teintée de jeu et de mime, et accompagne une écriture plurielle, qui marie les genres sans jamais les opposer. Tout comme la musique qui joue les grands écarts entre Max Richter et Kate Bush. Dans ce balancement perpétuel, les interprètes en gris apparaissent tantôt éclatants d’énergie, tantôt comme un reflet de ce qu’ils étaient. Leurs propres fantômes en quelque sorte. Ou comme s’ils sortaient d’une autre histoire qu’ils continuent sous nos yeux mais reste mystérieuse. Les duos se forment, se défont, se recomposent en trios, dans une exploration sensible de la présence et de l’absence, renforcée par des images vidéo filmées pour la plupart en direct à l’intérieur du théâtre. Avec See You, Paul Lightfoot signe une œuvre délicate, romantique, aux accents nostalgiques, qui pousse les corps des danseurs à leurs limites sans jamais laisser paraître l’effort.
Si la chorégraphie est belle, avec ses portés très originaux, ses enchaînements stupéfiants, on sera plus réservé sur la musique, alternant entre les cordes néo-classiques de Richter assez banales, et les accents celtiques et poétiques de Bush, qui selon nous brouille totalement le propos et l’unité dramaturgique.
Galerie photo © Alice Blangero
La pièce s’achève sur une image forte : les interprètes, filmés après avoir quitté l’Opéra, contemplent la mer, de dos, collés les uns aux autres. Un adieu silencieux, empreint de tendresse.
En réunissant Forsythe et Lightfoot dans un même programme, Les Ballets de Monte-Carlo affirment leur capacité à embrasser des esthétiques contrastées avec une même exigence. Si Herman Schmerman met en lumière la virtuosité technique de la compagnie, See You révèle sa profondeur expressive. Une soirée en deux temps, portée par une rigueur d’interprétation qui force l’admiration.
Agnès Izrine
Vu le 23 octobre 2025 Salle Garnier Opéra de Monte-Carlo
Distribution
Herman Schmerman
Chorégraphie : William Forsythe
Musique : Thom Willems, Just Ducky
Lumières : Tanja Rühl
Scénographie : William Forsythe
Costumes : William Forsythe, Gianni Versace
Ballet remonté par : Stefanie Arndt & José Carlos Blanco Martínez
Première : 26 Mai 1992, dans le cadre du Diamond Project, New York City Ballet,
New York State Theater, New York / 26 Septembre 1992, Ballet Frankfurt, Opern House
Pas de cinq : Lydia Wellington - Romina Contreras - Cara Verschraegen - Daniele Delvecchio - Michele Esposito
Duo : Juliette Klein - Simone Tribuna
See You - création
Chorégraphie : Paul Lightfoot
Assistante chorégraphe : Mikaela Kelly
Musiques : Max Richter, And Some Will Fall, Dream 3, Love Song (After Je), Late and Soon,
Kate Bush, The red shoes, Jig of Life, Waking the witch, Wuthering Heights (interprétée par Cecile McLaren-Salvant), This Woman’s Work, Cloudbusting.
Décors & Costumes : Paul Lightfoot | Supervision de la conception des costumes : Joke Visser, en collaboration avec l’Atelier de costumes des Ballets de Monte-Carlo
Lumières : Paul Lightfoot | Réalisation lumières : Samuel Thery
Première : le 23 octobre 2025, Salle Garnier, Opéra de Monte-Carlo
Ballet dédicacé à/dedicated to : Sol León
Interprétation : Alexandre Joaquim, Ashley Krauhaus - Francesco Resch, Sooyeon Yi - Luca Bergamaschi, Kozam Radouant - Lukas Simonetto, Ekaterina Mamrenko - Ige Cornelis, Ahyun Shin - Jaat Benoot
Musiques de Max Richter interprétées en live par : Liza Kerob (1er violon) - Kati Szüts (2ème violon) - Federico A. Hood (alto) Thierry Amadi (1er violoncelle) - Thibault Leroy (2ème violoncelle) - Simon Zaoui (piano)
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