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Fôlego / Boca Abissal, par Rafaela Sahyoun pour le Balé da Cidade de São Paulo
Les deux pièces de cette chorégraphe brésilienne que l'on ne connaissait pas, par une compagnie qui ne vient guère jusqu'à nous, avaient l'attrait de l'inconnu. L'attrait mais pas d'esprit, car le résultat déçoit sauf ceux qui aiment « voir danser les gens ».
Partie prenante du Teatro de São Paulo, monument et institution centrale de la vie brésilienne, construit au début du XXe siècle (inauguré en 1911) sur le modèle européen, le Balé da Cidade de São Paulo a été fondé en 1968. C'est une compagnie importante pour le Brésil, à travers laquelle s'est inscrite une part de cette évolution partant du répertoire académique vers des formes contemporaines et plus nettement inspirées par la « brasilianité », le Balé da Cidade de São Paulo (BCSP) vient rarement jusqu'à nos scènes quoi que son parcours artistique puisse nous apporter; une opportunité, donc, de cette année culturelle France-Brésil que cette présence.

En 2017, la compagnie fait appel à Ismael Ivo, le grand danseur et chorégraphe brésilien qui avait fait l'essentiel de sa carrière entre l'Autriche et l'Allemagne, mais celui-ci doit quitter son poste et meurt peu après. Après une période de transition, la direction du ballet échoit à Alejandro Ahmed. chorégraphe et danseur d'origine argentine, mais ayant vécu et travaillé de manière importante au Brésil ; il approfondit la politique de commissionnement de chorégraphes, un peu sur un modèle de compagnie comparable à la fameuse Compagnie Carte Blanche de Bergen.
Ainsi, pour ce programme, la compagnie proposait deux pièces d'une chorégraphe née en 1983, à São Paulo et guère connue, Rafaela Sahyoun. Pour autant la carrière de celle-ci ne doit pas grand chose au Brésil. Diplômée de la SEAD – Académie expérimentale de danse de Salzbourg (Autriche, 2013) et du Trinity Laban Centre for Movement and Dance (Royaume-Uni, 2009), elle collabore surtout avec des institutions européennes, comme la PERA School of Performing Arts (Chypre du Nord) ou la compagnie EBB (Elephant in Black Box) du français mais installé en Espagne, Philippe Dury. Pédagogue, développant une pratique qu'elle appelle « The Body The Player The Journey » Rafaela Sahyoun, chorégraphe révélée assez récemment puisque l'on ne relève ses œuvres que depuis 2018, avec NINGUÉMMESOLTA [Ne me perds pas], témoigne d'une activité soutenue avec au moins six créations depuis VAWM (2020). Ainsi et malgré ce parcours très « européen », les œuvres de Rafaela Sahyoun n'ont pas été vues en France, d'où l'intérêt redoublé d'en voir deux.
Un premier étonnement, la grande proximité formelle autant que dramaturgique de Fôlego et Bocca Abissal malgré que plus de trois ans séparent les deux pièces. Fôlego (2022) est la première création de Rafaela Sahyoun pour le BCSP, créée à l'occasion du 40e anniversaire du Centre culturel de São Paulo. Nommée pour le Prix de danse APCA 2022 dans la catégorie Performance, Fôlego a été reprise pour une saison au Théâtre municipal de São Paulo en janvier 2023, à l'occasion du 55e anniversaire du BCSP, avec une certaine réussite qui explique la commande de Boca Abissal, présentée pour la première fois entre le 23 mai 2025, au Teatro Municipal de São Paulo dans le cadre de la saison 2025 de la compagnie, qui mettait également à l’honneur une autre création inédite signé Michelle Moura (mieux connue sous nos latitudes). Ainsi, trois ans plus tard les deux pièces de Rafaela Sahyoun se répondent au point de sembler avoir été composées ensemble. Même grand effectif, seize pour Fôlego -- qui signifie « souffle » -- et dix-huit pour Boca Abissal « bouche abyssale », (mais l'effectif n'est pas une donnée primordiale, il suffit que cela fasse « beaucoup ») donc deux univers élémentaires (air et eau), même mouvements organiques inspirés de la nature, structuration qui part du groupe vers l'espace avec occupation de tout le plateau, mouvements fortement individualisés. A défaut de faire complètement sens, cela fait au moins cohérence.
Galerie photo © Laurent Philippe
Pour Fôlego, la musique très pulsée monte progressivement en intensité avec la lumière tandis que se révèle le groupe, rangé en masse et reflété dans un grand miroir légèrement incliné vers le plateau qui en barre la perspective. Puis le processus se met en place et va évoluer, chacun des interprètes, en se déplaçant, provoque des inflexions du mouvement collectif jusqu'à une longue ligne finale ourlée par la bascule de lumière (signée, comme la pièce suivante par Aline Santini). Plutôt bien fait à défaut d'être révolutionnaire.
Galerie Photo © Laurent Philippe
Boca Abissal reprend donc ces principes. une clarté liquide, presque sous-marine. On croit parfois voir des bancs de poissons s’écarter et se reformer, happés par un courant invisible – le rythme, peut-être, ou cette tension que Sahyoun nomme le « pouls organisateur ». Rien d’illustratif pourtant : la chorégraphie travaille la répétition, la contagion du geste, dans un univers aquatique et vaguement mystérieux.

Le résultat, demandant un fort investissement des interprètes tourne à la « danse d'épuisement » voire à la transe techno poussée par la puissance de la musique de Yantó, mêlant basses électro et nappes vocales étrangement charnelles, soulignée d'une rythmique très « samba ». Cela plaît. Dans cette capitulation de la composition au profit de la satisfaction de l'individu à danser pour lui même dans une masse qui se borne à faire masse (plus que sens), le public retrouve la jubilation de la boîte de nuit et danse dans les travées au moment des saluts ; ce même public qui déserte les lieux de danse mais demande au chorégraphe de lui redonner la jouissance de « voir danser les gens ». Un nouvel avatar de cette école chorégraphique du Louxor (celui de Philippe Katerine) déjà souligné chez d'autres, par exemple Marco da Silva Ferreira. Un renoncement à la composition qui répond à la tendance à rechercher plutôt que des chorégraphes des animateurs-JO es danse, animateurs de soirée pour boomers nostalgiques (il suffisait pour s'en convaincre de constater la moyenne d'âge des trémulants surexcités)…

Le maire de São Paulo qui cherche des noises à Sustenidos, le concessionnaire du Theatro Municipal de São Paulo, pour des raisons diverses mais au motif que celui-ci n'a pas licencié un salarié qui se satisfaisait de la mort du militant ultra-conservateur américain Charlie Kirk, n'a rien à craindre. L'agitation de Fôlego ou Boca Abissal n'est pas plus politique (mais pas moins) qu'une danse des canards teintée d'esthétisme post-modern. Et une bonne part de l'extrême droite bolsonariste (et pas que) n'en demande pas plus.
Philippe Verrièle
Vu le 23 septembre 2025 au Théâtre de la Ville, Sarah Bernhardt, Paris.
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