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« This is unreal » de Liz Santoro et Pierre Godard – l’interview

Quel rôle peut jouer l’intelligence artificielle (IA) dans la création d’un spectacle ? Dans This is unreal, Liz Santoro sera seule en scène, mais derrière elle plane l’ombre d’une réplique algorithmique qui lui dispute son authenticité chorégraphique et humaine.

Danser Canal Historique : Pour cette pièce, vous avez dialogué avec une intelligence artificielle. De quel genre de relation s’agit-il ?
Pierre Godard :
La pièce a commencé à germer quand j’étais en train de terminer ma thèse en intelligence artificielle. À ce moment nous voulions travailler sur les artefacts numériques. Entre-temps, Chat GPT est devenu une sorte d'événement planétaire, ce qui n'était pas le cas avant 2022-2023. Nous avons donc continué à travailler, tout en essayant de creuser la question du vrai et du faux, à la fois du point de vue de la danse mais aussi concernant le texte et la musique. Car il y avait là un lien avec une question ancienne du théâtre : Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux ? Nous avons rattaché ce questionnement à notre exploration du rapport entre le corps et les systèmes algorithmiques, puis aux systèmes de transmission d'informations entre les corps.

DCH : Le rapport entre le vrai et le faux est une approche qui peut surprendre car on va généralement penser qu’un danseur sur scène est toujours vrai dans ce qu'il fait, puisqu’il y existe à partir de sa réalité corporelle. Qu'est-ce qui serait pour vous le faux dans la danse ?
Liz Santoro :
C'est une question qui nous anime depuis toujours : qu'est-ce qu'un mouvement vrai ou faux ? Quand est-il juste ? D’où vient-il exactement ? This is unreal questionne ce qu’est le réel et comment on peut fabriquer une forme au plateau qui est à la fois authentique et synthétique. Au début il y a une sorte de vraie et fausse autobiographie qui se construit. Et nous avons entraîné une IA à travers nos pièces et les mouvements de mon corps pour créer une sorte de double numérique de moi-même. Ensuite on a demandé à cette IA de me proposer des phrases de mouvements. Dans un cycle assez vertigineux, on a laissé l'IA chorégraphier des phrases de mouvements que j’ai ensuite dû apprendre.
Dans les mouvements que l’IA me propose je retrouve des fragments de notre répertoire, des gestes et des mouvements en ordre transformé ainsi que des gestes de danse classique parce que j'ai fait des écoles de ballet ainsi que des mouvements de mon premier professeur de danse moderne il y a 20 ans, et même des gestes de mon grand-père. Ces gestes viennent donc de divers endroits de ma vie en tant que danseuse et d'humain.

DCH : Dans quelle mesure un mouvement ainsi généré est-il à considérer comme « faux » ou « non réel », pour reprendre le titre de la pièce ?
Liz Santoro :
Notre IA crée les mouvements sur un corps en 3D. On voit le mouvement en 3D à l'écran. On peut changer la perspective, zoomer, voir ce corps depuis le sol etc. C’est un grand luxe en termes de transmission et d'apprentissage des mouvements. Par contre, ce corps n'est pas un vrai corps. Il n'y a pas de force de gravitation, il n'y a pas de résistance de l'air. Il n’a pas d'organes ni de squelette. En plus, ce modèle ne crée pas d'empathie et je n’ai donc pas les repères humains habituels dans la transmission. Au résultat, j'ai mis des heures et des heures pour apprendre une seule minute de cette chorégraphie.


 
Pierre Godard : En effet, ce n'est pas parce que quelque chose est généré par une machine que ce n'est pas réel. Mais disons que nous essayons de travailler une matière de mouvement qui n'est pas faite par nous ou par des humains et qui ressemble néanmoins à quelque chose que nous aurions pu écrire. Nous fabriquons donc une matière hybride qui est fausse au sens où elle est générée par un algorithme qui n'a pas de vraie notion de poids ou d'espace et qui n'est pas un corps organique. Il se situe certes dans une espèce de familiarité, mais aussi dans ce qu'on appelle « uncanny valley », la vallée de l'étrangeté. Le terme désigne le moment où on aperçoit quelque chose qui se rapproche d'un être humain mais n’en est pas vraiment un. Un robot humanoïde par exemple. Dans This is unreal, nous sommes dans une qualité de mouvement de ce type, où le mouvement est pris dans une dramaturgie du vrai et du faux.

DCH : Peut-on dire que vous prolongez ce que Merce Cunningham avait fait avec le logiciel Life Forms, à savoir une recherche de mouvements qui repousse les limites du corps ?  
Pierre Godard :
Il existe en effet toute une histoire de l'utilisation de l'ordinateur pour explorer la chorégraphie, dont celle de Cunningham avec Life Forms. Nous-mêmes avions créé une pièce qui s'appelle Contrepoints, et créé un site compagnon qui s'appelle https://contrepoints.lpdi.org où nous avons retracé l’histoire de la danse générative et des algorithmes. Mais dans This is unreal, nous ne nous servons pas seulement de la machine pour explorer du mouvement, nous questionnons la nature-même du réel. Et ce qui est intéressant, c’est que cette démarche est en fait très ancienne. On trouve par exemple dans le bouddhisme ce genre de questions un peu insolubles, par exemple de savoir quel est le son d'une seule main. Ce sont des questions censées déchirer la réalité pour faire apparaître quelque chose de souterrain.

DCH : On peut donc aussi imaginer que l’IA va ouvrir de nouvelles possibilités, non seulement dans le mouvement même, mais aussi dans l'écriture d'un spectacle, dans la dramaturgie ?  
Pierre Godard :
L’IA peut nous aider à nous réinventer et à nous poser des questions nouvelles, en créant des espaces poétiques ou des espaces de recherche qui ouvrent nouvelles manières de considérer notre humanité et donc de nouvelles possibilités d'écriture. Par contre, il nous importe de ne pas être dans un gimmick de l'IA. Nous ne sommes pas des évangélistes de la technologie. D'ailleurs nous n'utilisons pas le dernier outil de génération d'images. Il ne nous intéresse pas d'utiliser un outil commercial qui fait des choses surprenantes dans un but d'entertainment. Ce que nous cherchons est en effet d’explorer de nouvelles écritures pour la scène. C’est à cet endroit-là, dans un rapport avec l'art, que l’IA nous intéresse.  

Propos recueillis par Thomas Hahn

This is unreal
De Liz Santoro et Pierre Godard

Du 18 au 19 novembre 2025, Atelier de Paris CDCN
28 et 29 novembre : à la Scène de recherche de l'ENS Paris-Saclay, Gif-sur-Yvette, en co-réalisation avec la Scène de recherche dans le cadre de Danses en territoires
https://www.atelierdeparis.org/a-l-affiche/santoro-godard-7

 

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