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Face au « Sacre », Germaine Acogny devient « Joséphine »
Par son solo évoquant avec bonheur l’irréductible Joséphine Baker, Germaine Acogny rend hommage à une Amazone, Résistante et citoyenne. Si Joséphine n’a rien d’une revue, Acogny incarne ici le lien entre ses propres origines et la star des années folles, en lutte contre le racisme, se laissant traverser par sa danse, son esprit et son engagement. Non sans jeter une lumière nouvelle sur la version panafricaine du Sacre du printemps de Pina Bausch, donné dans la foulée par une tribu de « sablistes ».
Il y a un siècle, presque jour pour jour, Joséphine Baker marqua de son sceau le cours de l'art, créant sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées sa Revue Nègre. Et il y a cinquante ans elle nous quitta. 1925 - 1975 - 2025: Le directeur du Théâtre des Champs-Elysées, Baptiste Charroing eut donc l'idée de demander à Germaine Acogny d'imaginer un hommage à la Baker, tel un prélude au Sacre du printemps de Pina Bausch, dans sa version créée en 2022 à l'Ecole des Sables, fondée et dirigée au sud de Dakar par Acogny et son mari Helmut Vogt.

Et pour boucler une autre boucle, Charroing évoqua, le soir de notre venue, le souvenir de Pierre Audi, directeur du Festival d'Aix-en-Provence, survenu en mai 2025. Pourquoi ? Audi avait acheté des terrains jouxtant l'Ecole des Sables, créant un bouclier apte à protéger le site d'éventuels ravages immobiliers qui pourraient détruire l'ambiance propice à la vie artistique. Ce Sacre du printemps, présenté une deuxième fois à Paris, et le solo d'Acogny créé ces jours-ci sur le plateau de l'avenue Montaigne mais travaillés à l’Ecole des Sables auraient-ils pu voir le jour si les pelleteuses, grues et camions s'activaient face aux aires de danse de Toubab Dialaw ?
Jamais à genoux !
Faire revenir le Sacre du printemps, dans cette interprétation panafricaine, sur le plateau-même où Nijinski créa la chorégraphie originelle de l'œuvre, acte le refus de céder au retour des discriminations. « Je ne suis pas de ceux qui se mettent à genoux », dit la Baker dans Joséphine. Et elle en dit bien plus encore. Prenant la voix de Germaine Acogny, Baker évoque depuis le off la « politique des races » et « les Américains » chez lesquels il y avait « le pire et le meilleur ».

Troublante coïncidence : les observations de Baker résonnent avec l’actualité que nous traversons et démontre au passage que boucler une boucle n'est pas toujours une histoire heureuse. La vie politique se redécouvrant son goût d’antan pour les déportations et le racisme, à commencer par les Etats-Unis. Mais Acogny n’en perd pas son humour. « Joséphine a tant souffert du racisme, alors qu'elle n'était pas si noire », s'amuse-t-elle. Et d'ajouter, avec un grand rire: « Aujourd'hui, elle revient sur scène pour s'incarner enfin dans le corps d'une vraie Africaine ! » Les parents de Baker étaient en effet originaires de la Martinique, léguant à leur fille un lien complexe avec la France qui mena jusqu’à un statut mythique en son pays adoptif et, en 2021, une place au Panthéon. Et le Président de la République de tweeter : « Ma France, c’est Joséphine. »
Humour et luttes
L’humour est, autant que la danse, un parfait terrain pour cette rencontre Acogny et la Baker qui détournait l’exotisme et ses stéréotypes par ses burlesque grimaces. Avec l‘une de ses tenues, Acogny porte une ceinture, bien visible. Mais n’y accroche aucune banane. Le fruit jaune, elle le sort pourtant. Pour le jeter dans la fosse d’orchestre ! Elle prévient par ailleurs qu’elle est toujours prête à ouvrir sa « grande gueule ». Un seul mot lui sert d’avertissement : « Attention ! » Non sans ironiser sur sa relation avec ses enfants adoptifs. Ici, comme à d’autres moments, Joséphine et Germaine ne font qu’une. Acogny ne peut-elle pas considérer, un petit peu au moins, les centaines de danseurs qui sont passés par l’Ecole des Sables – et donc appelés les « sablistes » – comme ses enfants adoptifs ?

Ces deux artistes sont également de grandes combattantes et le grand art de ce solo est justement de faire renaître Joséphine à travers Germaine. Où l'une est en permanence dans le devenir-l'autre, traversée par la danse de la star des revues, mais aussi par ses propres racines béninoises et les esprits de sa grand-mère prêtresse yoruba. La petite cérémonie d'entrée, dansée avec une scintillante statuette empruntée à la tradition ashanti, fait se lever l'armure dorée du rideau de scène. On entre alors dans l'univers de la Baker, par le mystère d'une superposition qui semble se créer dans les lumières souvent mystérieuses de cette revue qui, finalement, n’en est pas une.
Apparitions
Joséphine n’est pas non plus un spectacle de danse comme on l’entendrait communément, ni une façon de faire revivre les paillettes du cabaret chanté. Mais plutôt une suite d’apparitions qui habitent un entre-deux des époques, des espaces et des corps. Où parfois la Baker arrive et prend possession du corps de Germaine pour l’animer de quelques pas de Charleston. Ou bien elle se laisse guider vers les racines chorégraphiques du continent africain. Mais ces échos surgissent pour s’effacer aussitôt. A la fin, Baker apparaît en uniforme militaire, en Résistante, le visage grimé comme pour porter en même temps l’univers du cabaret et l’esprit d’une Afrique originelle.

Aussi Germaine traverse la vie de Joséphine dans une superposition des personnalités, comme cela se produisait entre Kazuo Ohno et La Argentina, dans l’hommage du maître du butô à la figure historique du flamenco qu’il avait vue danser, comme Acogny a vu danser Baker sur le plateau du Théâtre des Champs-Elysées. Acogny avait alors 29 ans, plus d’un demi-siècle de moins qu’aujourd’hui. Joséphine, spectacle pour lequel Germaine Acogny s’est entourée d’Alesandra Seutin pour un reflet chorégraphique et de Mikael Serre pour la mise en scène, ne laisse aucun doute : dans le monde qui se profile, il nous faut des bataillons de Joséphines et de Germaines.
Sacre sentimental
En décembre 1975, Joséphine Baker nous quitte, huit mois avant la création de Frühlingsopfer par Pina Bausch, à Wuppertal. En 2022, ce monument du patrimoine chorégraphique est remonté à l’Ecole des Sables, par d’anciens interprètes. Ce Sacre du printemps néo-bauschien fut alors précédé par Common Grounds, un duo entre Germaine Acogny et Malou Airaudo. Aujourd’hui ce spectacle fulgurant, où les deux tiers des danseurs ont été formés à l’Ecole des Sables, est précédé par Joséphine, et le lien entre les deux se fait bien plus organique.

Alors, le rideau se lève. Au sol, une femme seule, apparemment endormie, sur ce bout de tissu rose qui sera la petite robe de l’élue. Elle pourrait ainsi être une autre réincarnation de la Baker, dans un passé immémorial. Elle pourrait être Acogny, dans sa jeunesse et ses contrées originelles. Le rite, la communauté, le sacrifice : Ce Sacre du printemps semble ici devenir, en répondant à la cérémonie pour Baker, un hommage à toutes les victimes des politiques et violences colonialistes et racistes qui ont ébranlé le continent africain.

Dans la fosse, l’orchestre Les Siècles joue l’œuvre de Stravinsky « sur instruments français du début du 20e siècle » et confie à la partition des ambiances inhabituellement atténuées et romantiques. Et la danse suit, faisant ressortir des notes plus douces et parfois sentimentales. Quand l’élue – chez Pina Bausch et en allemand en général on parle de la « victime » - est choisie et la toute menue Dovi Afi Anique Ayiboe enfile la robe fuchsia, elle enrage et livre une prestation époustouflante, où elle cherche les moyens de résister au sort qui lui est réservé. Certes, elle succombe. Mais succomber n'est pas renoncer. Et l’idée de résistance, jusque dans son dernier souffle, la lie de nouveau à Joséphine.
Thomas Hahn
Vu le 27 septembre 2025, Paris, Théâtre des Champs-Elysées
Joséphine
Création mondiale
Germaine Acogny | interprète
Germaine Acogny, Alesandra Seutin | chorégraphie
Mikael Serre | mise en scène, dramaturgie
Fabrice Bouillon-LaForest | musique originale
Fabiana Piccioli, Enrico Bagnoli | lumières, scénographie
Paloma | costumes
Le Sacre du Printemps
Créé le 3 décembre 1975 à l’Opéra de Wuppertal
Pina Bausch | chorégraphie
Igor Stravinsky | musique
Rolf Borzik | scénographie et costumes
Hans Pop | collaboration
Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy | direction artistique
Danseurs de 13 pays du continent africain
Kouassi Rodolphe Allui, Dovi Afi Anique Ayiboe, Ugwarelojo Gloria Biachi, Khadija Cisse, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Loue Serge Arthur Dodo, Joannie Diane Christie Dossou, Yoro Pierre Marie Fallet, Adjo Delali Foli, Alexandre Garcia, Aoufice Junior Gouri, Manuella Hermine Kouassi, Tom Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Ndaya Mwamba, Sidnoma Florent Nikiéma, Shelly Tetely Ohene-Nyako, Brian Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo, Tom Jules Samie, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Kadidja Tiemanta, B Abdoul Aziz Zoundi
Orchestre Les Siècles, Giancarlo Rizzi | direction musicale
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