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Biennale de Lyon : Christian Rizzo passe « à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête »

C’est l’un des événements phares de la 21e Biennale de la danse de Lyon :Première mondiale, et la première création post-CCN pour Christian Rizzo, venu à la Maison de la Danse pour boucler une boucle. Aussi il se dit « hors tempête » et signe une œuvre qu’il qualifie de « pièce épilogue », tel un post scriptum à une série de spectacles nocturnes et cosmiques, voire à une vaste œuvre qui est tout sauf un détail…

En contemplant la nouvelle création de Christian Rizzo, les questions fusent en douceur, dans un état de simplicité poétique. Et l’interrogation devient un état plus agréable que toute certitude. Nous voilà « à l’ombre d’un vaste détail », selon le titre et les mots de l’écrivaine Celia Houdart. Ses brèves réflexions en toutes lettres apparaissent à l’écran et ponctuent ce ballet à la facture presque classique dans le genre contemporain.

Les incertitudes sont ici synonyme de liberté. Jamais on n’y apprendra où nous nous trouvons exactement. Dans quelle maison, dans quelle montagne, en quel genre de cérémonie ? Que s’est-il passé le « 23/7/1998 », date qui apparaît à l’écran vers la fin du spectacle ? Quelle est cette énergie qui surgit entre les sept spectres, « au milieu des ombres sans épaisseur » qui peuplent le plateau dans un « équilibre de tout, même un peu délabré » ?

Houdart offre à Rizzo des bribes de texte qui se refusent à toute narration. Surgissent des images, des situations et des ambiances, un jeu avec nos visions et nos rétines. L’écriture se déploie telle une scénographie virtuelle, là où d’autres s’appuieraient sur des projections, du mapping ou l’IA… Car il existe une relation, souterraine ou vaporeuse, entre l’écrit et le dansé, des correspondances plus subtiles que dans une pièce narrative, mais aussi plus réelles que dans l’abstraction originelle entre Cunningham et Rauschenberg.

Douce obscurité

Christian Rizzo semble ici traverser toute son œuvre, alors que les danseurs sont peut-être en train de traverser une maison. L’architecture n’a-t-elle pas souvent joué un rôle clé chez Rizzo, ce plasticien reconverti en chorégraphe, mais à l’âme d’architecte ? Il nous amène ici, en compagnie de Célia Houdart, dans une maison où « les persiennes restituent la lumière du jour », « éclairant la pièce par petites zones ». Mais aucune scénographie ne restitue ces zones, la pièce est enveloppée d’une douce obscurité. Et la « pièce », bien sûr, s’entend dans les deux sens.

Tout se déploie sous les sons de l’orgue de Pénélope Michel et Nicolas Devos, compositeurs et chercheurs sonores fidèles au chorégraphe depuis 2012, entre autres quand en 2013 Rizzo cherchait de quoi tenir jusqu’à l’ombre. Et arriva ad noctum, qu’il décrit comme « un hommage à l’obscurité ». Mais jamais – et à l’ombre d’un vaste détail  le confirme à nouveau – l’obscurité est chez lui synonyme d’empêchement. Au contraire, c’est en tant qu’ombres que les sept figures humaines repoussent leurs limites matérielles, abordant le « commencement de l’inconnu » en farandoles et en offrant réconfort à leurs camarades. Toute obscurité n’est qu’ouverture.

Au son de l’orgue

Au début, des notes graves de l’orgue, pour tout envelopper. Et une marche quasiment cérémoniale, pour ne pas dire funèbre. Emotions et être-ensemble. A la fin, des étoiles qui clignotent dans le noir et un réconfort cosmique, comme précédemment dans une maison. S’engage une négociation enjouée entre présence et absence, entre le plein et le vide, entre le corps et ses ombres. Avec un joli paradoxe à la clé, puisque les corps ont tendance à s’effacer, alors chaque geste chorégraphique impacte la rétine, traversant la nostalgie d’une danse profondément, humainement savante. Une telle habilité dans la composition n’est pas dans l’air du temps. On n’en voit plus beaucoup. Rizzo, lui, nous rappelle ici qu’une chorégraphie doit surgir de quelque profondeur préexistante, au lieu de feindre la creuser sur place.
 
« Aux portes du rêve, bien des choses arrivent », écrit Houdart. Cela aurait pu être un autre titre de cette pièce, dont elle livre au passage le meilleur résumé possible : « On descend dans les mots ». Autrement dit, en dansant dans les mots. Les mots esquissent des espaces, des sphères ou des paradoxes que les danseurs vont charger de vie, de mouvements complexes, de relations et de possibles. Mais rien, jamais, n’indique la nature du rapport entre les mots du haut et la danse d’en bas. Aucune illustration, ni par le geste ni par les lumières de Caty Olive. Juste une écoute, un compagnonnage. C’est l’absence de discours explicite ou politique qui permet la respiration d’un retour aux fondamentaux. Et un tel geste artistique représente, dans le monde actuel, bien plus qu’une simple invitation à la contemplation. L’invitation à prendre du recul est un geste politique en soi.

Au fil du temps, Rizzo a donné vie à une série de balades nocturnes et transcendantales – dont il faut aussi nommer miramar – telles des invitations à se perdre dans une vaste forêt dansée. En épilogue à quoi à l’ombre d’un vaste détail, hors tempête  (Rizzo persiste et signe en son refus des majuscules) dessine comme « une absence qui magnétise l’espace », à travers sept danseurs en état de grâce qui dessinent leurs présences sur « une page non encore noircie », autrement dit, sur le tapis de danse blanc, lequel n’enlève rien à la sensation nocturne de la pièce.

D’après des gestes vrais

L’association fragile (tel est le nom de la compagnie de Rizzo) entre les interprètes se déploie dans une énorme complexité du geste, des textures et des intensités – sans pour autant perdre de vue le souffle partagé qui porte la pièce de bout en bout. A travers les danseurs, Rizzo agit en architecte et en calligraphe, embarquant la maisonnée et leur public dans un voyage aux confins du spirituel. Quand ils esquissent quelques pas traditionnels, sans doute en clin d’œil à d’après une histoire vraie  de Rizzo, ils dessinent leurs petites danses sociales avec ce détachement qui permet à Celia Houdart d’imaginer une « poignée d’osselets qui s’entrechoquent ». Pensait-elle à des danseurs lancés sur une piste ?

Rizzo dit avoir travaillé, pour la première fois, à partir de gestes du quotidien et du travail. On est pourtant loin de la Judson Church et des actions du quotidien invités dans l’écriture chorégraphique. Rizzo libère ces mouvements de leur objet et les offre aux interprètes qui les retravaillent pour les amener dans un état en apesanteur. À l’architecture sans murs et à la scénographie imaginaire correspondent le labeur sans résultat. Apparemment...

Au public de décider ce que le geste du travail et le travail du geste vont produire : une communauté, un espace empli de souvenirs, un lien avec des ailleurs et des imaginaires, un rite d’adieu… La « pièce épilogue » se termine par un post scriptum, sous forme de dédicace. Elle va à Frédéric Bonnemaison, entre autres fondateur du festival Entre cours et jardins (Dijon), décédé en 2021.

Reste le mystère du 23 juillet 1998, jour sans impact particulier sur le cours du monde et donc « hors tempête ». Comme Rizzo, désormais…

Thomas Hahn
Biennale de la danse de Lyon
Le 16 septembre 2025, Lyon, Maison de la Danse

Chorégraphie, scénographie, costumes : Christian Rizzo
Interpretation : Enzo Blond, Fanny Didelot, Hans Peter Diop Ibaghino, Nathan Freyermuth, Paul Girard, Hanna Hedman, Anna Vanneau
Création lumières : Caty Olive
Création musicale : Pénélope Michel et Nicolas Devos
Texte : Celia Houdart

Du 6 au 9 novembre 2025 : MC93 avec le CN D Pantin et le Festival d’Automne à Paris

 

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