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Joëlle Smadja, quarante ans de danse et de fidélité artistique.

Pendant quatre décennies, Joëlle Smadja a façonné le paysage chorégraphique strasbourgeois avec une vision singulière, mêlant exigence artistique, intuition et engagement. Fondatrice de POLE-SUD, elle a accompagné des générations de chorégraphes, inventé des formats audacieux, et défendu une danse vivante, ouverte, en dialogue constant avec le monde. À l’heure de transmettre le flambeau, elle revient sur les années d’expérimentations, les fidélités tissées, les libertés conquises — avec une parole lucide, généreuse et profondément habitée.

DCH : Joëlle Smadja, vous vous apprêtez à clore une aventure professionnelle de près de quatre décennies. Revenons à vos débuts : comment la danse est-elle entrée dans votre vie ?
Joëlle Smadja :
C’est presque par hasard, dirais-je, que la danse s’est imposée à moi. J’étais Parisienne. Mon parcours initial n’était pas orienté vers la danse, mais vers une formation universitaire. À Villetaneuse, dans les années 70, j’ai eu la chance de bénéficier d’un cursus totalement incroyable, qui n'a pas existé très longtemps, et nous confrontait directement à des artistes — illustrateurs, musiciens, danseurs, comédiens — dans une logique de médiation culturelle avant l’heure. Nous cherchions à éveiller les jeunes à la lecture par le biais de pratiques artistiques. Pendant deux ans, j’ai baigné dans cet environnement, où nous explorions aussi bien le cinéma pour enfants, les enseignements sur la littérature enfantine ou la musique contemporaine et l'illustration. Nous visitions les musées, nous allions voir des spectacles, pratiquions la danse, c'était formidable. Nous étions une toute petite promotion d'une vingtaine de personnes. Et nous nous sentions très privilégiés de cette opportunité. Cette immersion a « ouvert mes chakras » pour ainsi dire. Ma vie personnelle m’a ensuite conduite à Strasbourg, où j’ai poursuivi mes études et été embauchée bénévolement pour développer un projet de formation qui était le CIRA, le Centre International de Rencontres Artistiques. Là j’ai rencontré Pascal Jaugeon, un visionnaire qui voulait faire venir les artistes à Strasbourg plutôt que d’envoyer les jeunes à Paris. Mais les artistes en question représentaient une toute nouvelle génération. Nous avions invité à l'époque Steve Paxton, Mark Tompkins, Hideyuki Yano, Odile Duboc, le Théâtre du Soleil… Donc ça a été le début de cette connaissance de la danse à travers ces chorégraphes que je rencontrais. Nous n’avions pas beaucoup d'argent. Parfois nous les accueillions à la maison, parfois nous cuisinions…

DCH : Comment a démarré l’aventure de POLE-SUD ?
Joëlle Smadja :
J’ai rejoint la MJC de la Meinau, en 1984, dans un quartier populaire de Strasbourg. Ce lieu, modeste en apparence, portait en lui une ambition profonde : celle de faire dialoguer les pratiques artistiques avec les enjeux de l’éducation populaire. Nous étions convaincus que la culture ne devait pas être réservée à une élite, mais qu’elle pouvait irriguer tous les territoires, même les plus éloignés des circuits institutionnels. J’ai proposé de programmer de la danse contemporaine.

Avec Alain Py, qui en était le directeur – je n’étais que programmatrice danse et théâtre – nous avons rêvé d’un espace qui dépasserait les limites d’une simple école de danse. Il nous fallait un lieu de création, de diffusion, de rencontre. Nous avions écrit le projet d'une salle de 300 places à la Meinau. En 1989, grâce à une conjoncture politique favorable avec l’accession de Catherine Trautmann à la mairie, notre projet a été soutenu par la municipalité. Ce fut le point de départ de ce qui allait devenir POLE-SUD. À l'époque, le projet intégrait outre la danse, de la musique, du jazz et du théâtre.

DCH : Et ensuite ?
Joëlle Smadja :
La construction du lieu, tant physique qu’artistique, s’est faite dans une dynamique de compagnonnage. Nous avons accueilli des chorégraphes comme Odile Duboc, Daniel Larrieu, Mathilde Monnier, bien avant qu’ils ne soient consacrés. Personne ne les connaissait vraiment, mais c'était quand même audacieux. Et nous avons eu la chance d'avoir un bon écho auprès d’un public curieux. Le lieu est devenu un laboratoire, un tremplin, un refuge pour les écritures chorégraphiques contemporaines. Ce n’était pas seulement une salle de spectacle : c’était un espace de pensée, de friction, de liberté, un lieu ouvert, traversé par différentes pratiques, dans une logique d’éducation populaire. Et puis, petit à petit, la danse a pris plus de place, jusqu’à devenir centrale. Mais ça restait une MJC, même lorsque nous avons été labellisés « plateau pour la danse », en 1991. Il a fallu se battre, convaincre. Nous avions créé un temps fort transdisciplinaire qui s’appelait « Les Inattendus » avec Grand Magasin, ALIS.., Puis « Scène conventionnée musique et danse ». Ce projet s’est développé au fil de l’Histoire de la danse. J’ai construit sur le long terme avec Alain P pendant plus de vingt ans avant de prendre les rênes de POLE-SUD, seule.

DCH : Et POLE-SUD est devenu Centre de Développement Chorégraphique National…
Joëlle Smadja : Le moment où la structure est devenue Centre de Développement Chorégraphique National dans les années 2000 a marqué une étape importante. Cela a officialisé le fait que le lieu se consacrait entièrement à la danse contemporaine. Ce changement a permis de clarifier les missions, de renforcer les moyens, et d’inscrire notre travail dans un réseau national. Mais l’esprit est resté le même : accompagner les artistes, accueillir les publics, rester attentifs à ce qui se cherche, se tente, se transforme.

DCH : Au fil de ces quarante années, quels moments vous semblent particulièrement marquants ?
Joëlle Smadja :
Ce qui me revient, c’est l’intensité des expérimentations. Nous avons exploré le spectacle toutes ses formes. Le premier festival que j’ai lancé s’appelait « Nouvelles ». Il portait sur la pièce courte — une forme alors émergente, portée par une nouvelle génération de chorégraphes qui ne disposaient pas encore des moyens ou du temps pour créer des œuvres d’une heure. Il nous a permis de montrer une multitude de propositions de trente minutes, souvent fulgurantes.

Nous étions dans une effervescence permanente : cinq à six spectacles par soir, des déplacements incessants, une curiosité insatiable. Nous avons aussi expérimenté ce que nous appellerions aujourd’hui des « danses situées ». À l’époque, c’était simplement du hors-les-murs. Nous emmenions les spectateurs en bus dans la campagne, dans des corps de ferme, pour des dimanches à la campagne, ou des journées particulières, en partenariat avec le FRAC local. Ces projets étaient fous, intuitifs, libres.
C’était avant Vigipirate, avant le Covid. Il y avait une forme de légèreté, de souplesse dans les équipes. Aujourd’hui, organiser un événement hors-les-murs exige des mois de préparation, des autorisations, des barrières Vauban… Cette liberté, nous l’avons pleinement vécue, et je la regrette un peu. Ce que je déplore surtout, c’est d’être devenue une institution — dans le sens où nous sommes parfois contraints de rester dans nos murs, alors que l’élan initial était celui du mouvement, de la rencontre, de l’inattendu.

DCH : Quelle est votre philosophie de programmation ?
Joëlle Smadja :
Les plus belles années furent celles où nous étions dans une dynamique de découverte permanente. Nous embarquions les spectateurs avec nous dans une exploration vivante, curieuse, généreuse. Nous montrions des œuvres, des artistes, des univers, parfois encore inconnus, mais toujours porteurs d’une particularité.
Puis, au fil du temps, des fidélités artistiques se sont tissées, des affections profondes, presque familiales. À l’époque, nous ne parlions pas encore d’« artistes associés », mais c’est bien ce que nous faisions.
Nous avons accompagné Mark Tompkins pendant plus de trois ans, puis je l’ai invité tout au long de sa carrière, jusqu’à récemment. Le répertoire de Georges Appaix s’est déployé ici, pièce après pièce. Daniel Larrieu a présenté quasiment toutes ses créations. Robyn Orlin aussi, qui revient encore cette année. Brigitte Seth et Roser Montlló Guberna… ce sont des compagnonnages qui ont marqué le lieu.
Cette année, je me suis offert une forme de plaisir — disons une liberté — en mêlant des artistes nouveaux et anciens. Mais parmi les anciens, j’ai choisi ceux avec lesquels nous avions partagé de longues histoires, des trajectoires construites ensemble.
Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive. Il y en a eu tant. Kubilaï Khan, par exemple, a été en résidence pendant plusieurs années. Francesca Lattuada, au tout début, François Verret également. Et plus récemment, Amala Dianor, que j’apprécie énormément, Etienne Rochefort, et aujourd’hui Sylvain Riéjou, qui est artiste associé. Ce sont d’autres histoires, mais toujours fondées sur la même intuition : accompagner des artistes qui ne sont pas nécessairement connus au moment où nous les rencontrons, mais dont nous pressentons la force.

DCH : En quoi consiste cet accompagnement ?
Joëlle Smadja : L’accompagnement ne se résume pas à un soutien financier. Il s’agit de temps partagé, de discussions sur le travail, d’aide à la structuration, au choix des collaborateurs. C’est cela, pour moi, le vrai compagnonnage. Et aujourd’hui, je peux dire que j’ai une constellation d’artistes que j’aime profondément. Est-ce objectif ? Subjectif ? Sans doute les deux. Mais c’est ce qui fait la richesse de cette aventure.

DCH : Quel regard portez-vous sur l’évolution de la danse contemporaine en France et à l’international ?
Joëlle Smadja :
La danse contemporaine est une matière vivante, mouvante, insaisissable parfois, mais toujours profondément humaine. Elle a traversé des périodes d’introspection, de recherche formelle, de radicalité esthétique. Mais elle n’a jamais cessé de se réinventer.
Au fil de ces quatre décennies, j’ai contemplé l’évolution de la danse avec une attention constante, presque instinctive. J’ai toujours été traversée par une forme de veille sensible, une curiosité vigilante face aux courants, aux métamorphoses, aux audaces. J’ai vu surgir des esthétiques nouvelles, des thématiques revisitées. L’arrivée sur les plateaux de voix féminines singulières, de danses venues d’Afrique, du Portugal, ou d’ailleurs, ont apporté une énergie nouvelle, une physicalité renouvelée, une urgence politique parfois. Chaque époque a apporté son souffle, ses élans, ses ruptures. Certes, elle a connu des périodes plus lisses, où le désir de plaire l’a rendue consensuelle, esthétiquement séduisante mais moins incarnée, moins engagée. Pourtant, ces moments ont permis à de nouveaux publics de s’en emparer. Je n’ai jamais « snobé » les formes populaires, telles que les danses urbaines. Comme le rap, ce sont des langages qu’on ne peut ni ignorer ni mépriser. La première pièce hip-hop que j’ai programmée remonte à 1990, et depuis, j’ai vu cette esthétique se mêler aux autres, abolir les frontières. Aujourd’hui, il n’y a plus de pureté stylistique : tout est brassé, métissé, et c’est précisément ce mélange qui engendre une richesse nouvelle. Les frontières entre les disciplines s’effacent. Les œuvres deviennent des objets hybrides, mais toujours portés par une écriture chorégraphique originale.

DCH : Par exemple ?
Joëlle Smadja :
Je trouve qu’il y a une pluridisciplinarité qui s’affirme de plus en plus à l’intérieur même des pièces. On y retrouve désormais un mélange étonnant de ventriloquie, de magie, de cascade, de théâtre… La porosité entre les disciplines devient centrale sur les plateaux. Les arts plastiques, déjà présents depuis longtemps, s’intègrent aujourd’hui de manière presque organique : tout se fond, tout se croise.

Cette dynamique est particulièrement visible chez la nouvelle génération. Je pense notamment à Marcela Santander, dont le travail explore les liens entre l’eau, la musique, les arts plastiques et l’écologie à travers des installations sensibles. Il y a aussi le duo formé par Solène Wachter et Bryanna Fritz, qui mêle récits anciens et corporéités contemporaines, avec une approche très incarnée du plateau. Même recherche chez Joachim Maudet, que nous avions déjà vu travailler sur l’hyperlenteur, ou chez Chloé Zamboni, qui aborde des sujets nouveaux avec une temporalité singulière. D’autres artistes, comme Youness Aboulakoul, s’inscrivent dans cette mouvance : il fusionne les musiques traditionnelles de différents pays avec des textures électro, tout en convoquant des références multiples.

Ce mélange reflète les histoires de cette génération, traversée par une multitude d’influences. Le corps est au centre, mais il est parcouru par d’autres techniques, d’autres disciplines. C’est une danse poreuse, ouverte, qui ne cloisonne plus les langages.

DCH : Vous ménagez, depuis toujours, une place importante pour les femmes chorégraphes. Pourquoi ?
Joëlle Smadja :
Je suis particulièrement sensible à l’émergence d’une génération de femmes chorégraphes qui osent, affirment des présences atypiques, des questionnements profonds, souvent éloignés de ceux portés par les hommes.

Depuis quelques années, je programme « L’Année commence avec elles » et j’en suis fière ! Elles incarnent une forme de revendication — douce ou radicale — mais toujours légitime. À travers leurs gestes, leurs récits, s’expriment des engagements féministes, écologiques, sociaux, qui dessinent un mouvement nécessaire. La danse, malgré ses hauts et ses bas, ses figures parfois controversées, demeure pour moi une discipline passionnante, vivante, et résolument tournée vers l’avenir.

DCH : Est-ce, selon vous, une particularité de la danse « à la Française » ?
Joëlle Smadja :
La France, grâce à son système de soutien à la création, reste un terreau fertile. Les artistes étrangers y trouvent un espace d’accueil, de production, de visibilité, qui enrichissent le terreau de la danse contemporaine française. C’est une chance, mais aussi une responsabilité : celle de continuer à défendre la diversité des formes, des voix, des corps. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est la capacité de la danse à se faire le miroir de nos sociétés, à interroger nos manières d’être au monde, nos fragilités, nos utopies.

DCH : Vous êtes à l’aube d’un passage de relais. Comment vivez-vous ce moment de transition ?
Joëlle Smadja :
Je le vis avec une forme de sérénité, mais aussi avec lucidité. Ce n’est pas rien de quitter un lieu que j’ai porté, façonné, habité pendant quarante ans. Ce lieu, je l’ai vu naître, grandir, se transformer. Et aujourd’hui, il est devenu une institution — ce que je n’avais pas forcément anticipé. Il y a quelque chose d’un peu paradoxal dans cette évolution : nous avons commencé avec une liberté folle, des intuitions, des projets un peu fous, et puis, au fil du temps, les cadres se sont resserrés, les protocoles se sont imposés.
Je pars avec le sentiment d’avoir accompagné des artistes, des œuvres, des publics, avec exigence et bienveillance. Je suis heureuse que le lieu continue, qu’il attire des candidatures prometteuses. La transmission est nécessaire, même si elle est parfois brutale dans ses modalités. Ce que je retiens, c’est la richesse des rencontres, la fidélité des compagnonnages, et cette aptitude qu’a eue POLE-SUD à rester un espace de création, de pensée, de friction.
Je resterai une spectatrice attentive, une mémoire disponible, une voix discrète. Et je continuerai à aimer profondément les artistes, leurs gestes, leurs doutes, leurs élans.

Propos recueillis par Agnès Izrine, le 3 septembre 2025.

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