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Bruno Bouché : penser le ballet autrement
À la tête du Ballet de l’Opéra National du Rhin, Bruno Bouché défend une vision engagée, ouverte et profondément humaine de la danse. Entre autonomie institutionnelle, créations audacieuses et accompagnement des artistes, il esquisse les contours d’un ballet du XXIe siècle, ancré dans son territoire et tourné vers l’avenir.
DCH : Vous défendez la place de la danse dans toute sa diversité. Quelle est aujourd’hui la position du ballet au sein de la maison d’opéra ?
Bruno Bouché : Le ballet doit pouvoir exister pleinement dans une maison d’opéra, avec une vision artistique forte et autonome. Nous avons traversé des tensions internes qui ont révélé une organisation assez archaïque, très dépendante de la direction générale. Cela concernait les liens hiérarchiques, les responsabilités du directeur du Centre Chorégraphique National (CCN), et du ballet lui-même. Après de nombreuses discussions, nous avons obtenu une autonomie du CCN Ballet au sein de l’Opéra National du Rhin. Ce n’est pas une indépendance totale, mais un espace de responsabilité modélisé, pensé pour durer au-delà des personnes en poste.
DCH : vous parlez d’un nouveau modèle. Quelle est donc votre vision artistique pour le ballet ?
Bruno Bouché : Mon projet repose sur une réflexion profonde : comment penser un Centre Chorégraphique National au sein d’une maison d’opéra ? À mon arrivée, on m’a demandé de produire beaucoup sur le territoire. Aujourd’hui, il faut évoluer. Produire moins, mais diffuser mieux. Une production pour dix spectacles n’a plus de sens. Il faut créer des œuvres qui voyagent, qui rayonnent. Cela implique de repenser les formats, les partenariats, et de soutenir les chorégraphes émergents tout en valorisant les grandes formes.
Avec l’arrivée de Chrysoline Dupont à la direction générale dans un an, nous avons déjà entamé le travail. Ce changement va soutenir les transformations nécessaires, avec des lignes plus claires.
DCH : Quelles sont les grandes créations prévues pour cette saison 25-26 ?
Bruno Bouché : La saison s’ouvrira avec une soirée « En Regard » à La Filature, réunissant Léo Lérus et Sharon Eyal. C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur. Léo a été l’assistant de Sharon, ils se connaissent depuis leur passage à la Batsheva Dance Company. Il propose une création intime, enracinée dans la tradition créole, mais profondément contemporaine.

Ce qui me touche dans son travail, c’est sa capacité à faire dialoguer la mémoire et le présent, à créer une danse vivante, enracinée, mais ouverte. Sharon, elle, revisite une de ses premières pièces, rarement vue en France, avec cette esthétique de groupe si singulière, hypnotique, pulsée. Le dialogue entre leurs deux univers est d’une richesse rare. Ce diptyque sera ensuite présenté au Théâtre de la Ville en avril 2026.
DCH : J’ai aussi remarqué une relecture d’Hamlet très singulière…
Bruno Bouché : En effet. L’opéra présente Othello à l’automne, mis en scène par Ted Grossman. En parallèle, nous avons une création autour d’Hamlet avec le chorégraphe Bryan Arias, c’est un projet que nous mûrissons depuis plusieurs saisons avec lui. Il propose une relecture à travers le regard d’Ophélie. C’est une manière de réhabiliter ce personnage féminin souvent relégué dans l’œuvre originale. Ophélie devient ici narratrice, témoin, victime, mais aussi voix centrale. Brian a cette capacité d’imaginer des situations théâtrales fortes, avec une vraie sensibilité. La scénographie et les costumes mêlent modernité et esprit élisabéthain, et la musique, entièrement originale, est confiée à Tanguy de Williencourt. Tanguy est un pianiste remarquable, qui développe aujourd’hui une carrière de chef d’orchestre. Il dirigera l’Orchestre national de Mulhouse pour cette création, avec une dramaturgie musicale inspirée de Sibelius, qui évoque les paysages du Nord, la mélancolie, l’ambiguïté. C’est une grande production, ambitieuse, qui incarne notre volonté de créer de nouveaux grands titres chorégraphiques.
DCH : D’autres projets marquants ?
Bruno Bouché : Nous accueillerons une recréation d’Emmanuel Eggermont, jeune chorégraphe récemment primé par le Syndicat de la Critique. Il nous confie All over nympheas, pièce dédiée à Raimund Hoghe – grand chorégraphe récemment disparu – avec lequel j’étais en dialogue il y a quelques années. C’est une œuvre profondément symbolique, qui explore le deuil, la mémoire, la transformation. La danse y est non performative, presque méditative, elle repose sur le silence, le jeu, la présence. Elle sera créée à la Comédie de Colmar pour neuf danseurs, puis présentée pendant la « Quinzaine de la danse » en mars. C’est un projet très personnel, très fort.
DCH : Signez-vous une chorégraphie cette saison ?
Bruno Bouché : Pas pour notre ballet, mais pour celui de Chemnitz, en Allemagne. La ville est jumelée avec Mulhouse où réside le Ballet de l’OnR, et a été désignée Capitale Européenne de la Culture. J’ai proposé une pièce autour du Caravage (1571-1610), inspirée du livre de Yannick Haenel, La solitude du Caravage. Ce n’est pas un biopic, mais une exploration du mystère de sa peinture, de son geste, de son silence. On réduit souvent sa peinture à une biographie, alors que nous ne savons presque rien de lui. Ce que je veux interroger, c’est la puissance du clair-obscur, la tension entre lumière et ombre, entre violence et grâce. La musique alternera entre classique et actuelle, pour créer des contrastes à l’image de sa peinture. La pièce sera créée à Chemnitz, puis présentée à l’Opéra national de Strasbourg et au Théâtre de la Sinne à Mulhouse.
DCH : La saison se termine en beauté avec plusieurs ballets…
Bruno Bouché : Oui, une partie de la compagnie participera à une comédie musicale, Follies, mise en scène par Laurent Pelly, avec un chorégraphe spécialisé. Cela permet aux danseurs de se former à d’autres techniques, comme les claquettes, le jeu scénique.

Une autre partie reprendra Danser Mozart, un spectacle jeune public conçu pendant le Covid, avec Amadé de Ruben Julliard et GangFlow de Marwik Schmitt. Et nous co-réaliserons une soirée avec François Chaignaud et Dominique Brun autour de Nijinski et du Sacre du Printemps, avec une transmission du duo de Prélude à l’Après-midi d’un Faune, et une reprise exceptionnelle de HUNT du chorégraphe finlandais Tero Saarinen. Ce sont des projets très différents, mais qui témoignent de la diversité de notre programmation.
DCH : Vous insistez sur les projets de territoire. Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Bruno Bouché : Le CCN doit être ancré localement, mais aussi rayonner à l’extérieur. Cela pose des questions écologiques : comment se déplacer ? Une étude montre que le déplacement du public est plus coûteux en carbone que celui des artistes. Il faut repenser nos modèles, nos tournées, nos formats. Et surtout, il faut que les compagnies puissent exister dans leur territoire, sans être uniquement tournées vers Paris ou l’international.

DCH : Comment accompagnez-vous les danseurs dans leur parcours ?
Bruno Bouché : Ce qui m’importe, c’est de leur offrir un cadre où ils peuvent s’épanouir pleinement, en tant qu’artistes et en tant qu’individus. Nous avons engagé un travail collectif autour des valeurs qui nous rassemblent : le respect, la responsabilité, l’écoute. Ce sont des jeunes artistes, très investis, parfois en quête de repères, et c’est normal. Mon rôle, c’est de les accompagner dans cette construction, de leur donner les moyens de penser, de créer, de prendre des initiatives. Mais cette liberté s’inscrit dans un cadre partagé, où l’engagement et la rigueur sont essentiels. Nous avons mis en place des ateliers, des temps de réflexion, des performances autour du collectif, qui ont vraiment nourri la dynamique du groupe. Ce que je souhaite, c’est qu’ils puissent grandir dans un environnement exigeant mais stimulant, et devenir des artistes autonomes, curieux, et pleinement conscients de leur place dans le projet commun.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Saison du CCN- Ballet de l’Opéra national du Rhin
Photo de preview : Agathe Poupeney














