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« Antipodes » par la Cie Grenade : Attou, Pérez, Filles de Mnémosyne

Un nouveau programme composé par Josette Baïz combine avec bonheur quatre univers chorégraphiques. 

Un nouveau programme pour la Compagnie Grenade, et le désir d’élargir encore l’identité artistique de ce projet si singulier dans le paysage chorégraphique : Avec Antipodes, Josette Baïz présente une sorte de Grenade 2.0, où le hip hop de Kader Attou dialogue avec l’écriture inattendue d’Iván Pérez et l’univers déjanté des Filles de Mnemosyne, un duo de chorégraphes (Maxime Bordessoules/Rémy Rodriguez) également actifs comme danseurs de la Compagnie Grenade. « Des chorégraphes artistiquement aux antipodes les uns des autres », selon Baïz. Et pourtant, quelque chose y fait que des reflets mutuels traversent les trois œuvres, dont deux extraits en transmission et une création. Le monde de la danse formerait-il finalement une grande famille ? Une pièce en baskets, une en bottes militaires et une aux pieds nus, un tel footwork fait-il des antipodes ? Dès ses premières productions avec Grenade, Josette Baïz considère en effet que les cultures et styles chorégraphiques sont faites pour dialoguer.  

The Roots – Kader Attou

La soirée débute par le début de Roots de Kader Attou, créé par sa compagnie, Accrorap, en 2013. On retrouve le vieux fauteuil oblique, chavirant en direction du rêve, extrait du salon qui symbolise la old school du hip hop. Ce siège est en quelque sorte celui du pilote des rêves dansés, occupé par Ojan Sadat Kyaee, seul membre de la Compagnie Grenade au parcours en danses urbaines. Les autres viennent du monde contemporain, formés chez Grenade, au CNDC d’Angers ou à Amsterdam, et ayant dansé au Ballet Preljocaj, à la Batsheva et bien sûr avec Josette Baïz. 

La Compagnie s’est en quelque sorte émancipée du Groupe Grenade, l’effectif des professionnels n’étant plus – depuis longtemps – constitué des seuls élèves de l’école de danse et de la vie fondée à Aix-en-Provence par Josette Baïz en 1992. Et ces danseurs se sont approprié le langage urbain d’Accrorap en lui apportant une note plus douce, légèrement distanciée et surtout un autre état de conscience, au-delà de l’ici et maintenant, allant vers une philosophie collective au lieu de s’exprimer dans un état d’urgence. « L’idée de rentrer dans des styles du hip hop leur faisait peur », dit Baïz au sujet des danseurs, sauf bien sûr le spécialiste qu’elle repéra en 2018 lors de l’audition, en créant La Finale, pièce d’ouverture – malgré son titre – de la 27édition de Suresnes Cités Danse. 

Photos © Leo Ballani et JM Coulat 

Young Men – Iván Pérez

C’est en matière de circuits de diffusion qu’Iván Pérez est un possible antipode de Kader Attou, et une possible réponse à la question que se posa Josette Baïz : « Avec le Groupe Grenade, on a dansé des œuvres d’une quarantaine de chorégraphes aux styles tellement différents, dont les plus grands comme Shechter, Childs, Pyte et tant d’autres. Alors qu’est-ce qui nous reste à faire » Par exemple : Nous révéler, à travers sa troupe, des chorégraphes encore peu connus en France. L’Espagnol Iván Pérez en est un, lui qui fut presque la victime du succès de son duo Flesh, entré au répertoire de moult ensembles classiques grâce à sa douceur et sa fluidité. « Je voulais donc montrer une autre facette de son écriture, et cette pièce qu’il a écrite pour l’ensemble londonien des BalletBoyZ traite de la guerre, par exemple des tranchées en 14/18. Et au début des répétitions, nos danseurs étaient couverts de bleus ! » 

Mais malgré les jetés et les corps parfois collés au sol, malgré une écriture vivace et nerveuse, la poésie est au rendez-vous. Moins dramatique, moins militaire que l’original, l’extrait transmis cultive là aussi ses notes plus aérées. Autre différence notable avec la compagnie londonienne, exclusivement masculine : Ici les femmes sont embrigadées comme dans les armées modernes, alors que Pérez visait surtout la Grande Guerre, à l’instar d’Akram Khan dans Xenos ou de Chantal Loïal dans Noir de boue et d’obus. « Pérez cherche la fragilité chez l’homme », dit Baïz. Et là où les BalletBoyZ avaient à faire à du granulé noir, le bataillon mixte de Grenade opère sur un sol immaculé qui confère aux actions chorégraphies une force plus universelle et métaphorique. 

Galerie photo © JM Melat-Couhet - Leo Ballani - Yves Alain - 

Et une conclusion s’impose : On peut être antipodes et bien s’entendre. A tout moment de cet extrait de Young Men, l’écriture de groupe combative de Pérez pourrait basculer vers celle de Kader Attou. Et ce non parce que le hip hop est une danse issue de conflits sociaux, mais parce que les deux chorégraphes font régner au sein de leur écriture pour ensemble une complicité en douceur, un dynamisme collectif qui tire vers le haut, même quand les fantassins se jettent dans une boue imaginaire. 

– SIAS – Filles de Mnemosyne

Maxime Bordessoules et Rémy Rodriguez se nomment Filles de Mnemosyne. Filles ! Les muses, bien sûr, mais le clin d’œil des deux à leur vie entre les genres, à la ville comme à la scène, est évident. Et c’est qui fait le lien, selon Baïz, avec Flesh d’Iván Pérez. Et en effet, la chair y réclame ses droits, comme aux Bacchanales et au carnaval : Carne vale, dans un déchaînement des passions, en une formidable conclusion de cette soirée, une ouverture sur le plaisir après les affres des combats. Et pourtant, le défilé de mode par lequel débute –SIAS–relève d’une discipline et d’une définition du vocabulaire qui n’a rien à envier aux militaires en matière de rigueur, de précision et d’efficacité. 

Au cours de cette création, le sol devient un lieu pour la transe, libéré des tranchées. Et Ojan Sadat Kyaee, qui avait ouvert Roots, se démarque à nouveau en soliste solitaire, face au groupe en extase. Il invente même une sorte de moonwalk à trois temps, un galop lunaire, et c’est fascinant. Les costumes, signés par les Filles de Mnemosyne, relèvent d’un vrai univers de couturier et les lumières d’Erwann Collet intriguent par leurs effets spéciaux inouïs, notamment les étranges torsions de fils lumineux, en reflets dans le miroir du fond. 

Josette Baïz, un duo en perspective

Bordessoules et Rodriguez ont rejoint Grenade pour la transmission de Kamuyot d’Ohad Naharin, comme la remarquable Yam Omer. Et voilà que Josette Baïz annonce, pour 2024, la création d’un duo pour Omer et Bordessoules, qui maîtrise le ballet et le gaga, et ce duo sera « nourri de leurs propres histoires ». La guerre en fait partie pour Omer, puisqu’en Israël les femmes font l’armée comme les hommes. « Mais en remportant un concours de danse, elle s’est vue récompensée en bénéficiant d’un service militaire allégé », explique Baïz. 

Et voilà une passerelle de plus entre deux éléments de cette soirée, par ailleurs formidablement encadrée par les interventions satiriques de Claire Laureau et Nicolas Chaigneau. Mais le lien le plus puissant, le grand ciment chorégraphique, ce sont bien sûr les interprètes de Grenade, et il y a fort à parier que les univers respectifs se démarqueraient plus radicalement si les trois pièces étaient dansées par les compagnies différentes. Autrement dit, il existe aussi une identité Grenade qui se superpose à celles des chorégraphes, et c’est aussi pour cela qu’on aime retrouver cet ensemble haut en couleurs. 

Thomas Hahn

Vu le 7 novembre 2023, Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence

Direction artistique Josette Baïz
Chorégraphies Kader Attou, Claire Laureau et Nicolas Chaigneau, Iván Pérez, Maxime Bordessoules et Rémy Rodriguez
Interprètes 10 danseurs de la Compagnie Grenade : Maxime Bordessoules, Camille Cortez, Lola Cougard, Sarah Kowalski, Yam Omer, Geoffrey Piberne, Victoria Pignato, Rémy Rodriguez, Océane Rosier, Ojan Sadat Kyaee
Adaptation et création lumières Erwann Collet

Tournée : 

21 et 22 février 2024 Miramas, Théâtre La Colonne

20 mai 2024 Saint-Maximin La croisée des arts

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