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Christiane Jatahy et BodyBody : Etats de possession au Festival de Marseille
Au Bahia, les esprits se manifestent sans crier gare. En Belgique, on leur donne un air d’icône et leur court après, essoufflé.
Comment commercer avec les esprits obscurs, les obsessions et les chaînes du passé ? Au Bahia, autour de Salvador où les esclaves arrivèrent par millions, le cercle du jaré est l’endroit où peuvent apparaître certains esprits, les encantados. En pleine danse, ils prennent possession d’une personne qui cherche à communiquer avec eux. Depois do silêncio – Après le silence, sorte de duplex entre la scène et l’écran, culmine dans ce genre de cérémonie. Quel état de transe est vrai, lequel est joué ? Christiane Jatahy est d’une grande virtuosité à mélanger théâtre et cinéma, fiction et réel. Diplômée en théâtre, journalisme et philosophie, la metteuse en scène brésilienne compose ses créations à partir de tous ces champs et médias, créant, tout particulièrement dans cette nouvelle aventure, une délicieuse confusion entre le documentaire et la fiction, objectivité et subjectivité, réel et imaginaire.
Briser les chaînes du passé
Depois do silêncio, qui clôt sa Trilogie des Horreurs (lancée avec en 2021 avec une pièce à partir du film Dogville de Lars von Trier et une autre à partir de Macbeth), regorge de récits d’une lutte ouvrière de descendants d’esclaves, de la violence des propriétaires des terres qui va jusqu’à l’assassinat, de sols qui se mettent à transpirer le sang, d’esprits qui hantent les chaumières des travailleurs et de milices qui les brûlent… Tout se passe dans l’état de Bahia, tout part d’un roman (1) et d’un film documentaire (2), source de certaines images documentaires d’une lutte pour l’émancipation et de la répression meurtrière. Le meurtre perpétré par les propriétaires terriens en 1962 est bien réel. D’autres images sont filmées pour le spectacle, mais prolongent l’œuvre documentaire, avec la participation des habitant.e.s des villages du drame. Les comédiennes, présentes à l’écran et sur le plateau, semblent être réellement les personnes venues de ce village pour livrer leur histoire.
La danse n’est alors pas un média écrit pour livrer un récit, mais elle surgit dans une spontanéité apparente pour échapper au contrôle de la personne possédée, secourue par les autres quand elle est saisie par les spasmes. Cette apparition des encantados – esprits également évoqués dans la dernière pièce de Lia Rodrigues [lire notre critique] – se dédouble entre l’écran et la scène, quand le rite du jaré, dont les racines sont africaines, tente de « briser les chaînes du passé » qui sont celles de l’assassinat du meneur du mouvement des agriculteurs descendants d’esclaves dans l’état de Bahia. La danse ouvre les portes entre le monde social et celui des phénomènes surnaturels. Et tout paraît naturel.
Matteo Sedda crée le « boooouuuaaaa… »
On n’en dira pas autant sur le grand exercice de style des compositeurs Dag Taeldeman et Andrew Van Ostade avec le danseur Matteo Sedda et la soprano Lies Vandewege. Dans son impertinence et ses airs de rites et d’icônes, ça a une forte odeur de Jan Fabre. Et on a effectivement vu Matteo Sedda dans La Générosité de Dorcas, ce solo qui a défrayé la chronique parce qu’il était à l’origine destiné à Tabitha Cholet et que sous l’effet de l’affaire autour du harcèlement sexuel dont Fabre fut accusé par de nombreuses danseuses da sa compagnie Troubleyn, le solo a changé de sexe [lire notre critique]. Les trois autres protagonistes, et avant tout les compositeurs, ont également prêté leurs talents au chorégraphe et plasticien d’Anvers.
Les compositeurs Taeldeman et Van Ostade se sont donnés un nom, de compagnie ou juste pour ce projet. Ce nom est : BodyBody. Car ils sont deux. Logiquement, le titre du quatuor est : BodyBodyBodyBody. Et tout est dit sur le côté systématique et l’acharnement, la folie répétitive, du geste chez Sedda. Entre hédonisme et poursuite d’une excitation à tout prix, poussée par la guitare électrique et la batterie, la dépense d’énergie atteint des sommets hallucinants. Et on comprend ce que veut dire être l’esclave de ses obsessions. Quand Sedda offre enfin du repos à son corps, on entend dans la salle des spectateurs pousser des « booouuuaaaa » et autres cris incrédules, comme en descendant d’un tour de looping à haute vitesse à la fête foraine. L’état d’extase a été au rendez-vous.
Quête d’ivresse et d’extase
Ce qu’on a vu sur le plateau est surtout la quête d’ivresse et d’extase. Quête effrénée, inassouvissable, désespérée. Sedda se propulse dans certains ébats à la manière d’une hélice avant le décollage. Le grand prix de l’acharnement lui est réservé à l’unanimité. Et on comprend finalement qu’il lui fallait cette folle course pour faire apparaître sur le plateau la soprano, telle une encantada qui finalement se prête au jeu. Mais Lies Vandewege se présente en religieuse, peut-être une incarnation de Jan Fabre, qui chante en allemand qu’il est « totalement interdit de danser », expliquant qu’elle ne va donc pas danser ni bouger, elle, « inattaquable reine de la nuit ». C’est en italien qu’elle réclame finalement sa « Libertà », en répétant le mot huit fois. Mais pas n’importe comment, car on croit là en une réincarnation de Nina Hagen, même si physiquement la chanteuse berlinoise est encore parmi nous. Tant mieux, mais elle ne chante plus. Difficile de rester Punk à bientôt 70 ans. En tous cas, une fusion fictive entre son univers et celui de Jan Fabre donne une belle idée de l’effervescence artistique des années 1980.
Le corps comme objet obsessionnel
On retient donc de ces deux expériences que l’Occident – après avoir déporté la population d’Afrique de l’Ouest vers le Brésil (plusieurs millions pour cette destination et leur terrible destin), l’Amérique du Nord, les Caraïbes, l’Europe etc. – a hérité de pratiques rituelles par lesquelles il se sent aujourd’hui irrésistiblement attiré. Au point de se lancer dans des exercices scéniques révélant sa carence en matière de transcendance. Si on n’a pas d’esprits en puissance pour s’emparer de nos corps de temps en temps, on a au moins la force de faire du corps un objet obsessionnel. L’humour belge est là pour en découdre. En effet, quoi de mieux pour nous y attirer que BodyBodyBodyBody ? Et peu importe si on y va au 1er, 2e ou 3e degré car c’est aussi incertain que la frontière entre le documentaire et l’imaginaire chez Christiane Jatahy. Nous vivons une époque pleine d’incertitudes, et certains artistes s’en emparent avec humour et folie.
Thomas Hahn
Spectacles vus les 30 juin et 1erjuillet 2022, Friche Belle de Mai et ZEF.
Festival de Marseille
(1) Torto arado de Itamar Vieira Junior, Leya, 2019 (en portugais).
(2) Cabra Marcado para Morrer d’Edouardo Coutinho
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