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A Angers, des voisins et des figures spatiales

Les créations de Brigel Gjoka/Rauf Yasit et Ola Maciejewska ont donné tout son sens au titre du nouveau festival, Conversations.  

Conversations : Le titre du nouveau festival créé au CNDC d’Angers par Noé Soulier et Marion Colléter résume les enjeux et la raison d’être de la création chorégraphique où tout est conversation, soit avec d’autres langages artistiques, soit entre danseurs et musiciens ou entre des humains et des espaces. La danse est faite pour le dialogue. On danse pour converser et pour que d’autres puissent converser, autour de cette danse. 

En ce sens, le festival ne pouvait trouver plus belle chaussure à son pied dansant que Neighbours, duo chorégraphique entre Brigel Gjoka et Rauf Yasit. Le premier s’est d’abord formé à la danse classique, ce qui plus est, dans le cadre strict et conservateur de l’enseignement dispensé dans son pays natal, l’Albanie, par d’anciens solistes russes. Ensuite, Gjoka a rejoint la danse contemporaine. Yasit, de son côté, est un B-boy qui s’est initié à la danse hip hop dans la province allemande, cherchant à échapper aux danses folkloriques de son milieu familial kurde. Leur création commune, sous le regard bienveillant d’un certain William Forsythe pendant qu’ils élaboraient la première partie de Neighbours, un duo sans musique présenté avec grand succès en maquette à la Biennale de la Danse, à Lyon [lire notre critique]. 

Au Quai, ils ont dévoilé la pièce complète. Avec la bonne idée de ne pas allonger la matière, tel qu’on le fait avec le café ou le pastis, mais de rebondir sur la partie existante pour la compléter par une seconde, également d’une trentaine de minutes. Cette fois, Billie Forsythe n’était pas là pour les seconder. C’est un autre troisième homme qui les a rejoints pour cette mise en perspective. Ruşan Filiztek, compositeur et musicien nourri des traditions d’Asie mineure et de la Méditerranée, les accompagne en live pour leur offrir la musique, dialoguant avec eux par le saz, le daf et des sons électroniques. 

Echanges de souvenirs

Le retour aux traditions, aux souvenirs des fêtes familiales ou au ballet surgit régulièrement, furtivement, dans un langage qui doit tout à la rencontre de Gjoka et Yasit. Le mélange de leurs univers fait fleurir une danse à la fois créole et personnelle, où la break se fait douce, suave et source de bien-être, où les souvenirs d’enfance et de jeunesse des trois hommes se rejoignent malgré leurs différences, où la musique se transforme en une sorte de scénographie acoustique. 

Tantôt onirique, tantôt humoristique, leur danse permet de prendre soin de soi-même et de l’autre. Chacun reste en son espace mental et corporel. Il n’y a pas de fusion des corps pour créer des formes surréelles comme chez Dimitris Papaioannou, mais une complicité assumée des consciences et des enchaînements qui s’expriment dans des coude-à-coude et des face-à-face, des mouvements qui se propagent des genoux aux poignets pour retourner dans les pieds. Cela se danse debout ou assis, et souvent on ne saurait attribuer à leurs mouvements des origines qu’on pourrait encore appeler ballet, contemporain ou hip hop. 

Les conversations entre les deux, et il y en a eu sans cesse, par la parole comme par la danse, ont porté des fruits pleins de saveur, rafraîchissants et bienfaisants. A une époque où la violence sous toutes ses formes connaît un essor inquiétant, Neighbours remet les pendules à l’heure. Les voisins sont devenus amis, ce qui vaut pour les individus comme pour les styles de danse, voire pour les périodes de la vie de chacun, qui maintenant, par la danse, commencent à se parler. L’harmonie et la réconciliation qui se dégagent de ce spectacle agissent comme une séance de relaxation avec son effet revigorant. Neighbours est un trio profondément optimiste. 

Conversations avec l’espace

Le festival s’était lancé avec Passages de Noé Soulier, une création qui est donnée uniquement in situ, dans des lieux aussi exceptionnels que la Conciergerie de Paris [lire notre critique] ou bien à Angers, au Musée Jean Lurçat. Si la belle pierre est toujours un défi pour la danse, elle lui offre également un écrin qui la magnifie et attire en général de beaux ensembles de danseurs, souvent accompagnés de musiciens, chanteurs, comédiens... Il faut bien plus de courage pour se lancer, comme Ola Maciejewska,  en solo dans un hall comme celui du Quai, théâtre doté d’un foyer qui paraît aussi vaste que celui du Centre Pompidou à Paris. C’est rare. 

La chorégraphe et chercheuse en danse a relevé ce défi dans le cadre de son projet sur les figures spatiales, en polonais : Figury (Przestrzenne). La jeune artiste d’origine polonaise converse avec l’histoire de la danse à travers la Serpentine Dance de Loïe Fuller (pour sa création précédente, Bombyx Mori) et les Dance Constructions de Simone Forti, soulignant la contribution de la chorégraphe américaine à faire exister la danse hors des théâtres et leurs boîtes noires, comme à ses recherches sur l’art chorégraphique en dialogue avec des objets et les gestes du quotidien. 

Quand Maciejewska apparaît dans le foyer du Quai, le spectateur peut au début se trouver très loin d’elle et se demander comment cette femme plutôt discrète pourra réussir à s’imposer dans cette étendue. Mais elle va petit à petit imposer sa présence en dessinant des lignes imaginaires à partir de ses gestes parfois tranchants, évoquer des relations réconfortantes, des soins, la nature… Elle va siffloter, croasser, se transformer en robot ou s’amollir, créer des voies sensorielles pour sortir des rapports linéaires au temps et à l’espace. Bref, elle arrive à embarquer son public.

Une omoplate géante, mais fondante

Peut-être son corps devient-il lui-même l’objet d’une dance construction à la Forti, une sorte de sculpture dansante, et son solo vient dialoguer directement avec le film conçu sous le même titre générique, Figury (Przestrzenne). La figure ou construction pour/de/par/avec la danse (Dance construction) n’est ici pas spatiale mais éminemment plastique, un objet de glace, sorti d’un moule, qui va fondre sans perdre sa forme (pourtant complexe), pendant que Maciejewska lui fait épouser toutes les formes et surfaces de son corps. Cette sculpture, imaginée par la plasticienne et scénographe Alix Boillot, prend la forme d’une omoplate. Mais si sa forme semble être plus ou moins humaine, sa taille évoque plutôt une baleine. 

Ainsi se crée une relation paradoxale entre le corps humain qui change sans cesse de forme – mais sans perdre en volume – et l’objet plastique rigide qui pourtant se réduit de minute en minute. Relation très vivante et fascinante car si habituellement un corps se fond dans une sculpture ou dans l’espace dominé par elle, c’est ici l’objet qui fond au contact de la danseuse. D’adversaire la sculpture de glace se transforme en partenaire et puis en jouet. Imperceptiblement, la fragilité change de camp, dans une conversation pleine de surprises…

Thomas Hahn

Spectacles et film vus le 5 mars 2022

Festival Conversations, Angers, Le Quai

En tournée : 

Figury (Przestrzenne) d’Ola Maciejewska 

14 mai 2022, Centre National de la Danse, Pantin dans le cadre de l’événement Un kilomètre de danse 

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