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« Gloria » et les « Dragons » : Les interprètes en fête
Portraits dansés : Les nouvelles revues de José Montalvo et Eun-me Ahn enchantent et mettent les interprètes en avant.
L’interprète en danse contemporaine est aujourd’hui un peu moins anonyme, et on peut s’en réjouir. Petit à petit, l’ère où seul les chorégraphes étaient reconnu.e.s comme artistes fait ses adieux, et les confinements semblent avoir quelque peu renforcé la tendance. Citons comme exemple le projet Danser encore à l’Opéra de Lyon, initié par Julie Guibert où chaque danseur.euse interprète un solo, créé pour elle ou lui par un.e chorégraphe différent.e [lire notre article]. Aujourd’hui, seize sur les trente solos prévus ont été créés.
Mais dans les pièces de groupe également, on fait de plus en plus souvent connaissance avec les interprètes. Comme dans deux créations récentes, Gloria de José Montalvo et Dragons d’Eun-me Ahn. Le projet de la Sud-Coréenne, présenté au Théâtre des Abbesses, a par ailleurs été fortement impacté par la situation sanitaire. Après avoir consacré trois spectacles aux trois générations de la population de son pays (grand-mères, hommes adultes et lycéens) et exploré les danses de la Corée du Nord, elle s’intéresse dans Dragons aux millenials, ces jeunes nés avec l’an 2000. Mais comme elle avait déjà rencontré cette génération en son pays, elle vise ici plus large. De cinq pays asiatiques (hors Corée du Sud), un.e jeune artiste chorégraphique devait participer à Dragons et se présenter au public en parlant de ses études en danse, la tradition et les formes contemporaines de sa prédilection, et de ses espoirs.
Présences métissées
Le plan était d’aller, depuis Séoul, dans tous ces pays, si différents l’un de l’autre, avec tous les interprètes de la compagnie, pour étudier l’état de la danse, rencontrer les jeunes et choisir un.e personne pour la pièce. Mais après ces explorations en Indonésie, Malaisie et au Japon, les frontières se sont fermées et la compagnie a fait une croix sur les excursions à Taïwan et au Vietnam. Pire, les millenials des cinq pays ne peuvent participer aux tournées.
Ils sont pourtant présents sur scène, grâce à deux subterfuges. Premièrement, les projections holographiques. Eun-me Ahn a dirigé des répétitions avec ces interprètes externes à sa compagnie par vidéo depuis Séoul. Les captations ont ensuite été intégrées dans le jeu déjà bouillonnant entre la scène et les écrans (en fond de scène et en avant-scène). C’est ingénieux, mais la technologie qui invite les danseurs en 3D n’est de toute évidence pas à la pointe. Dans ce domaine, tout est une question de moyens financiers.
Galerie photo © Laurent Philippe
Qui est qui ?
La seconde ruse est beaucoup moins couteuse, car les « Bonjour, je m’appelle... et je vis à … » etc. sont pris en charge par les interprètes de la compagnie, en vérité tous coréens. Mais ils prêtent leurs corps et leur image à leurs camarades internationaux qui pouvaient, le jour de la première à Séoul, suivre une transmission du spectacle en direct. Mais on s’attendait à ce que les présentations soient faites sur des projections des absents, au lieu d’accompagner des solos des professionnel.le.s de la Eun-me Ahn Company qui sont bien plus âgé.e.s. Beaucoup travaillent avec la chorégraphe depuis une décennie, voire plus.
Ce jeu des identités qui peut concurrencer les fausses pistes posées par un certain Jérôme Bel s’est superposé à une revue endiablée, un déluge d’images et un langage chorégraphique qui résulte des échanges entre les interprètes et leur danses respectives, contemporaines et traditionnelles. Il faut dire que cette génération, surtout en Asie, est habituée à un flux de stimuli visuels dont l’intensité et la rapidité dépassent ce que nous connaissons en Europe. Dragons reflète donc parfaitement leur environnement et la dimension joyeuse dont les dragons sont porteurs en Asie.
Galerie photo © Laurent Philippe
Gloria : « La joie est plus profonde que la tristesse »
« Tout est foutu, soyons joyeux ! » Cet oxymore est écrit à la manière d’un gros titre, ouvrant un article dans un journal qui pourrait s’appeler « Dansons sous la pluie » ou encore « Le Canard déchaîné ». Mais le papier est plié à la manière d’un bateau, et le journal projeté sur le fond de scène, dans Gloria, la nouvelle pièce - autrement dit, la nouvelle revue - de José Montalvo. On se souvient immédiatement des bateaux dans ses pièces précédentes et leur lien à la crise migratoire. Mais dans Gloria, les danseur.euse.s sont au centre de toutes les attentions. Seize jeunes virtuoses, de la danse classique au flamenco en passant par le hip hop racontent leur bonheur d’être sur scène, de pratiquer leur vocation et d’avoir surmonté toutes sortes de résistances, portés par des rythmes balkaniques.
En fait, eux aussi sont des migrants ! « Quand j’ai dit que je voulais faire de la danse, on m’a dit de retourner en Bretagne, laver les bateaux ! » La ballerine était donc trop bretonne pour le milieu parisien de la danse. Telle autre fut jugée trop maigre (!) pour le flamenco. Sa parade : « Maintenant je danse comme un garçon. » Et elle nous montre comment son style peut osciller entre le féminin et le masculin. Il y a aussi celui qui, à trente ans, s’entendit dire qu’il était trop vieux pour le hip hop ou celui qui souffrait d’un handicap physique et à qui les médecins avaient interdit toute pratique sportive. La Japonaise Chika Nakayama va plus loin et raconte qu’on la disait trop grosse et comment elle se privait de nourriture jusqu’à ne plus avoir de règles. Et bien sûr, il y a celui que le père voulait envoyer à l’armée et surtout pas dans un studio de danse.
Galerie photo © Laurent Philippe
Révolte et joie
Tou.te.s laissent éclater leur joie d’être sur scène, poussent des cris de joie et de révolte collectifs ou se lancent dans des zapateado collectif, chantent et accompagnent de quelques unissons des solos d’une virtuosité contagieuse, parfois accompagnés live au djembé. Gloria, c’est aussi le récit d’une expérience partagée, celle d’avoir surmonté des obstacles, dont bien sûr les confinements. Et certaines danseuses (la majorité même) sont prêtes à relever d’autres défis encore, en revendiquant de nouvelles libertés, en enlevant le haut pour libérer leurs poitrines.
Mais José Montalvo est aujourd’hui aussi un grand écolo iconographique. Et comme il y a quelques interprètes d’origine africaine sur le plateau, la sagesse du continent s’exprime : « Les animaux sont nos ancêtres, il faut les respecter ! » Ce petit bateau en papier, sur lequel est aussi imprimé que « la joie est plus profonde que la tristesse » se transforme en Arche de Noé. Aussi la partie cinéaste de Montalvo met un lion dans un paysage industriel, un ours dans les rues de New York, des kangourous dans un garage souterrain etc. On achève bien la nature…
Galerie photo © Laurent Philippe
Dragons d’Eun-me Ahn comme Gloria de José Montalvo témoignent de la volonté de persévérer dans la joie et incarnent un esprit de résistance et d’espérance. Cela tombe bien après une longue période de vie sociale entravée, et le public applaudit debout. Il est vrai qu’après chaque crise majeure, les spectacles divertissants deviennent une nécessité vitale, une source d’énergie importante. Quand la danse contemporaine s’y met, ces revues peuvent même faire sens, transmettre des messages intelligents et contribuer à tisser un lien entre la salle et les interprètes, dessinant une réponse émotionnelle aux confinements. Ahn et Montalvo ont parfaitement senti ce manque et savent le combler, le temps d’une soirée.
Thomas Hahn
Dragons
Vu le 28 septembre 2021, Théâtre de la Ville (Abbesses)
Chorégraphie, direction artistique, conception costumes et scénographie Eun-Me Ahn
Musique Young-Gyu Jang
Création lumière Jinyoung Jang
Vidéo Taesok Lee
Interprétation Eun-Me Ahn, Kyoungmi Hwang, Hyekyoung Kim, Jeeyeun Kim, Jeongwan Cho, Uiseong Jeong, Ojung Kwon, Jinmin Oh, Jiwan Jung, Akari Takahashi, Siko Setyanto, Dwi Nusa Aji Winarno, Nur Syahidah Binti Hazmi, Guan Ting Zhou
Prochaines dates
19 - 20 octobre : Luxembourg, Les Théâtres de la Ville
24 - 25 mai : Reims, Le Manège
Gloria
Vu le 9 septembre 2021, Créteil, MAC
Chorégraphie, scénographie, conception vidéo José Montalvo
Assistante à la chorégraphie Joëlle Iffrig
Costumes Agnès d'At / Tournage 1 Gaissiry Sall assistée de Lucie Amiot
Scénographie, lumières Didier Brun
Son Pipo Gomes
Collaborateurs artistiques à la vidéo Sylvain Decay, Franck Lacourt
Infographie Sylvain Decay, Clio Gavagni, Michel Jaen Montalvo
Chef opérateur Daniel Crétois assisté d'Andrès Gomez Orellana, Pierre-Valentin Ferdani et Alejandro Asensio
Cadreuse Prune Brenguier
Interprété par Karim Ahansal dit Pépito, Michael Arnaud, Rachid Aziki dit ZK Flash, Nadège Blagone dit Sellou, Eléonore Dugué, Serge Dupont Tsakap, Fran Espinosa (répétiteur Flamenco), Samuel Florimond dit Magnum, Elizabeth Gahl le Nôtre, Rocío Garcia, Florent Gosserez dit Acrow, Rosa Herrador, Dafra Keita, Chika Nakayama, Beatriz Santiago, Denis Sithadé Ros dit Sitha.
Prochaines dates
Du 15 au 17 décembre 2021 : Lyon, Maison de la Danse
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