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Ko Murobushi/Carlotta Ikeda : Un coup de don
La blancheur des corps irradiés
Carlotta Ikeda et Ko Murobushi mettent le butô sur la voie du nucléaire
Tenace et indélébile, un mythe refuse de lâcher prise. Il veut que la danse qu’on appelle butô serait née en réaction aux bombes atomiques qui ont dévasté Hiroshima et Nagasaki. C’est faux. En vérité, le butô est né dans les années 1960, au sein d’une mouvance s’opposant à la présence de bases militaires américaines au Japon, principalement par les performances déjantés e Tatusmi Hijikata. C’est pourquoi on se frotte les yeux quand aujourd’hui, Carlotta Ikeda et Ko Murobushi, deux des artistes vivants des plus emblématiques de cette danse théâtrale, présentent une création sous empreinte nucléaire. Evoquer, par une pièce de butô, Hiroshima, Nagasaki et Fukushima, c’est à la fois revenir au malentendu évoqué et rejoindre la dynamique originelle du butô, qui était lié au désir de transformer la société. Mais les temps ont changé. Trente ans après la mort de Hijikata, le butô s’exprime rarement dans le registre grotesque propre au fondateur du genre. Aujourd’hui la poétique l’emporte largement. Et Ikeda, qui travaille à Bordeaux, sollicite Ko Murobushi, qui la rejoint du Japon pour créer « Un coup de don », pièce pour sept danseurs, déclinée en autant de tableaux, où les corps rayonnent dans une blancheur éclatante. Jamais la pièce ne délivre un discours didactique. Toute critique intervient ici dans une discrétion toute japonaise, dans une dimension métaphorique et si subtile, si poétique qu’elle pourrait passer inaperçue.
Les habits blancs des interprètes, dont Ikeda, illuminent la scène. A la fin des premiers tableaux, le public est ébloui par un flash soudain, suivi d’un noir profond. Aussi, « l’autre face de la lune s’enfonce dans l’obscurité. » Ainsi débute la chanson « Dernière nouvelle » de Yosoui Inoue, écrite comme réaction au cataclysme de Fukushima. On l’entend à la fin, en japonais et sans surtitres. La traduction du texte est distribuée au public à la sortie. Car, bien sûr, la pièce est avant tout une œuvre, pas un tract. Et le butô est le fief de la métaphore.
Les costumes sont comme irradiés, dans des tableaux très stylisés, en noir et blanc, épurés et pourtant troublants, jusqu’à devenir angoissants. Debout, les personnages font penser à ceux de « May B » de Maguy Marin, couchés à certains tableaux vus chez Sankai Juku. Les déplacements dans l’espace sont très limités. Les corps tremblent, on entend la chair et les os claquer. Un duo rappelle l’épure et la poésie spécifiques à Raimund Hoghe. Si ces réminiscences soulignent la porosité entre l’Europe et le Japon, l’inspiration concrète vient ici de « Hiroshima, mon amour » de Marguerite Duras et Alain Resnais, et plus particulièrement de l’image de la silhouette d’un homme, gravée dans un escalier en béton, instantanément, sous l’empreinte du choc thermique de 10.000°C. Notons cependant que Murobushi signe ses réflexions le16 juin 2011, trois mois après le tsunami et la destruction de Fukushima. Le nucléaire tue, soit en une fraction de seconde, soit au fil des décennies. Tableau par tableau, « Un coup de don » explore ces deux rapports au temps et au trépas, au choc et à l’attente. En japonais, « don » est l’onomatopée qui décrit le son d’une déflagration. Et Murobushi de s’interroger sur la troublante beauté de la vague géante et de « l’éclat de mille soleils ».
S’interroger sur la mort et les spectres, voilà un des axes qui constituent la « danse des ténèbres ». Ikeda et Murobushi reprennent ici le flambeau, dans des images qui jouent sur l’opposition d’une extrême esthétisation et la mort multipliée à l’infini. Oui, le butô peut aujourd’hui s’opposer aux technologies de la mort, tout en créant une poétique universelle.
Thomas Hahn
19 avril 2013 - Biennale du Val-de-marne - Théâtre des 2 rives – Charenton-le-pont
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