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Entretien : Danya Hammoud crée « Sérénités était son titre »

C’est face à des conditions extrêmes que la chorégraphe libanaise sauve son projet en créant un duo. Rencontre. 

Danya Hammoud présente sa création Sérénités était son titre au CDCN Atelier de Paris, le 8 septembre 2020 dans le cadre du festival Indispensable !  Elle raconte ici son processus de création, marqué par des conditions politiques et économiques extrêmes, la révolte des Libanais, la Covid-19, l’explosion dans le port de Beyrouth… 

Danser Canal Historique : Vous êtes aujourd’hui installée à Marseille. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous installer en France, et plus précisément dans la Cité Phocéenne? 

Danya Hammoud : Même avant la grande explosion à Beyrouth du 4 août, je ne pouvais plus y travailler dans des conditions professionnelles, vu l’accumulation de problèmes économiques et politiques. Mais j’ai la chance d’être, depuis 2019, artiste associée au CDCN La Maison à Uzès, une collaboration sur trois ans. C’est pourquoi je me suis installée en France. Alors, pourquoi Marseille ? C’est une ville qui n’est certes pas à côté d’Uzès, mais beaucoup plus proche que Beyrouth. Marseille est un endroit que je sens proche de moi, avec son mélange des cultures. C’est une ville qui me parle et qui a un statut à part, par rapport aux autres villes françaises.

DCH : Nous avons bien sûr une pensée pour toutes les personnes qui sont en ce moment en train de lutter pour leur survie au quotidien, à Beyrouth, suite à l’explosion dans le port. Qu’en est-il de l’endroit où vous viviez ? En avez-vous des nouvelles ? 

Danya Hammoud : Ces trois dernières années, je n’avais plus de point de chute fixe à Beyrouth, j’y étais un peu nomade. J’allais souvent chez ma mère et heureusement, les dégâts chez elle sont modérés, mais beaucoup de mes amis ont vu leurs domiciles fortement endommagés, même à plusieurs kilomètres du port. Il faut souligner que l’explosion n’a fait que couronner les dégâts que les Libanais subissent depuis des années. Le pays est dans un état très grave et critique. L’espoir réside dans le fait que la révolte du peuple qui a débuté en octobre a beaucoup changé l’état d’esprit de la population. Les consciences ont énormément évolué. Même quand le confinement a été instauré, la révolte a continué sous d’autres formes. Mais il faudra sans doute des années avant que la situation politique ne puisse s’améliorer. 
 

DCH : La France doit probablement se tenir prête à accueillir une nouvelle diaspora artistique libanaise, comme elle a accueilli les artistes des l’Amérique du Sud pendant les dictatures militaires. Voyez-vous la France devenir le lieu privilégié où les artistes libanais peuvent s’installer et s’exprimer ?

Danya Hammoud : Mais cela fait longtemps que les artistes libanais quittent le pays, et qu’ils partent dans le monde entier! Nous avons une expression qui dit que les Libanais sont comme l’herbe folle : ça pousse partout ! Nos allers et retours sont éternels puisque ni nos départs ni nos retours ne sont jamais définitifs. Mais il y a aussi beaucoup d’artistes qui ne peuvent pas partir. Tout le monde n’a pas le privilège d’avoir un visa ou une double nationalité. Et un artiste qui quitte sa terre doit en plus savoir ce qu’il va pouvoir créer en vivant ailleurs. Je me considère donc comme extrêmement privilégiée

DCH : Parlons de votre pièce, Sérénités était son titre. Car, justement, elle devait s’appeler Sérénités, mais ce titre était sans doute difficile à maintenir. Dans quelles conditions avez-vous pu travailler ? 

Danya Hammoud : Je ne fais pas mes pièces pour tenir un discours sur le Liban, mais en même temps je viens de cette culture. Logiquement, mon parcours et mon contexte résonnent à travers mes créations. J’ai écrit la première note d’intention pour ce projet à l’automne 2017. Je voulais faire une pièce pour cinq femmes. Mais je n’ai pas réussi à réunir le budget de production et le projet s’est transformé en une pièce pour trois corps féminins. La première résidence a eu lieu au mois d’août 2018. D’autres ont suivi, mais il y avait toujours plusieurs mois d’écart entre deux périodes de travail. Et à chaque fois que nous nous retrouvions, des choses avaient changé, dans nos vies et dans notre manière de voir le monde. Les événements ont donc exercé une influence sur ce que nous créions. Désormais, mon expression préférée est « au jour d’aujourd’hui ». Je n’arrive plus à me projeter plus loin, je vis au jour le jour. 

DCH : La révolte des Libanais a-t-elle donc influencé l’écriture de votre création ? 

Danya Hammoud Sérénités était prévu comme une sorte de traversée, une migration révélant par un mouvement condensé, tendu ou retenu, les multiples relations qui peuvent exister entre trois corps ou trois énergies qui migrent d’un point à un autre. La révolte au Liban en tant que telle n’a changé ni la thématique, ni ma manière de travailler ou de danser. Mais quelque chose de très profond a été bouleversé. Car je viens d’un endroit où je n’avais jamais ressenti une vraie solidarité entre moi-même et mes concitoyens. Toutes les relations étaient basées sur une sorte de crainte ou de défense, ce qui a produit chez tous une grande indépendance dans la manière d’agir, de faire, de prendre des décisions. Et tout d’un coup, est arrivé quelque chose comme une vraie solidarité, comme une complicité, nous rappelant que nous sommes peut-être, malgré tout, un peuple.

DCH : Actuellement, les Libanais sont de nouveau confinés, du 21 août au 7 septembre 2020. En entendant cela, on se demande immédiatement comment il est possible de confiner des gens dans une ville dévastée, des personnes qui ne peuvent plus compter que sur l’entraide pour survivre. 

Danya Hammoud :Il me semble qu’il s’agit d’un confinement qui ne vise pas à protéger les gens mais à les contrôler et à empêcher des manifestations, dans une situation où les banques ont confisqué l’argent du peuple, où on ne peut plut retirer des espèces depuis novembre 2019 ! Ajoutez à cela une hausse des prix absolument inconcevable, entre autres due à la dévaluation de la livre libanaise, alors que le pays doit importer 70% de ses besoins fondamentaux comme la nourriture ou les médicaments. Ajoutez-y encore que les capacités des deux autres ports pu pays ne peuvent aucunement remplacer celles du port de Beyrouth, aujourd’hui détruit. Les Libanais ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes et leurs proches pour survivre. Mais attention, le Liban n’est pas juste ce petit bout de terre sur la Méditerranée. C’est un pays où se jouent beaucoup de choses qui vont impacter le reste du monde.

DCH : La première de Sérénités était prévue en juin, au festival June Events, qui n’a pas pu avoir lieu en raison de la Covid-19. Quel a été l’impact de cette annulation sur votre projet ?

Danya Hammoud : Dans un premier temps, nous avons réussi à reporter nos résidences de création, en vue de la nouvelle date de la première, le 8 septembre. Là-dessus les frontières de l’Espace Schengen ont été fermées et Ghida Hachicho qui vit au Liban n’a pas pu nous rejoindre. Nous créons donc maintenant un duo, entre moi-même et Yasmine Youcef. En plus, avec tout le temps qui s’est écoulé et tous les événements qui se sont produits, j’ai commencé à me demander si ce que j’ai voulu créer fin 2017 était toujours ce que je cherchais à partager, aujourd’hui. Et même si c’est le cas, est-ce que je veux encore le faire de la même manière ? Là-dessus est arrivé une véritable anecdote, car suite à l’explosion à Beyrouth, la France a ouvert ses frontières pour les Libanais, « par sympathie »! Que signifient alors toutes ces ouvertures et fermetures des frontières en raison de Covid-19 ? Cette politique est-elle encore crédible ?

DCH : Que pouvez-vous nous indiquer, au sujet de votre création, à moins de trois semaines de la première ? 

Danya Hammoud : J’avais déjà senti, au cours de ce processus de création, que j’étais dans une phase de transition et que Sérénité sallait en quelque sorte terminer un cycle. Mais avec le processus de création prenant autant de temps, cette transition se produit finalement au sein même de la pièce, qui s’appelle donc Sérénité était son titre. Je viens de terminer deux semaines de résidence au CDCN Atelier de Paris et la première semaine était pleine de doutes sur ce projet dans sa globalité. Devais-je poursuivre ou pas ? Mais il y avait cette urgence de partager quelque chose. Finalement, ce que nous allons partager est justement l’histoire de Sérénités, histoire de parler de l’état dans lequel se trouvent aujourd’hui le monde, nos sociétés et nous-mêmes. 

DCH : Il y aura donc comme deux pièces, celle qui n’a pas pu se faire et l’autre, rescapée?

Danya Hammoud : Ou bien une pièce qui contient l’autre, en tout cas sa trace.

DCH : Ou peut-être son fantôme...

Danya Hammoud : On pourrait dire aussi qu’il s’agit de la suite de Sérénités. En tout cas, l’histoire de Sérénités souligne à quel point il est essentiel de se donner la liberté de repenser une création, de questionner ce que nous faisons, à tout moment du processus de création. C’est une nécessité, car ce sont des leçons que nous recevons et que nous devons intégrer, au lieu de finir une pièce à tout prix. Je me sentais aussi obligée, vis à vis des partenaires coproducteurs, de rester fidèle à mes valeurs. Autrement dit, si je ne suis pas convaincue de ce que je fais, le résultat n’aura de l’intérêt pour personne.

Propos recueillis par Thomas Hahn

Indispensable ! 

8 septembre à 19h30 à l' Atelier de Paris CDCN

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