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Abou et Nawal Lagraa : Les créations « Premier(s) Pas » à Suresnes Cités Danse
Dans le cadre de leur projet Premier(s) Pas, chacun des deux chorégraphes a créé un volet d’un diptyque pour dix danseurs détonnants.
Nous avons présenté en amont le projet Premier(s) Pas et les deux projets chorégraphiques, pour ne rappeler ici qu’il s’agit, avec le soutien de la Fondation Edmond de Rothschild, d’offrir une perspective professionnelle à une dizaine de danseurs, sélectionnés entre des centaines de candidats. La création des deux pièces n’est par ailleurs qu’un élément, certes important, parmi d’autres. Pour les danseurs, la formation continue avec des volets consacrés à l’histoire de la danse et au paysage chorégraphique actuel.
L’idée derrière Premier(s) Pas n’est pas forcément de créer une nouvelle compagnie, mais de mettre en orbite des personnalités qui ont été refusées, injustement, dans d’autres contextes, et qui amènent une capacité à imprégner sur le plateau. L’intégration des créations dans ce projet général est la raison pour laquelle leurs auteurs ne leur ont pas attribué de titres. Ce qui les lie d’autant plus entre elles. Volet 1,donc, et, sans surprise: Volet 2. Très Gentlemen, Lagraa et Rothschild appliquent le bon vieux principe « Ladies first » et offrent le début à Nawal Lagraa Aït Benallah. Et ce début est explosif !
Danser comme pour survivre
Leurs unissons ne sont pas une figure de style, mais la traduction d’un ardent désir d’échapper à leurs solitudes. Leurs virtuosités individuelles se dédoublent d’une autre, plus difficile à atteindre : celle de passer d’un état de sérénité à des mouvements obsessionnels où chaque geste s’achève sur un accent tonique, balayant tout compromis. Ils se donnent avec chaque fibre de leurs corps et dansent comme si leurs vies étaient en jeu, parfois dans une lutte féroce avec leurs chemises, symboles des carcans dont ils sont en train de s’affranchir. Une tempête ! Et pourtant, Nawal Lagraa réussit parfaitement à structurer les tableaux dans une clarté ciselée et éblouissante.
Elle révèle les personnalités et les origines de ses interprètes, pour ensuite les réunir à nouveau dans un unisson. Le danser-ensemble, au sens fort, s’imprime sur le plateau comme le sujet même de ce Volet 1. Cette danse est une lutte dont tout le monde sort vainqueur.
Galerie photo © Laurent Philippe
Et pourtant la devise de Premier(s) Pas pourrait presque s’appliquer à la chorégraphe elle-même, qui ne signe là que sa deuxième création. Elle avait annoncé son talent avec Do you be [lire notre critique],avec des filles des banlieues. Elle le confirme ici avec panache, sur une partition d’Olivier Innocenti à partir d’Agnus Deide Samuel Barber, où l’électronique rencontre le symphonique . Et il semble qu’elle possède un don particulier pour travailler avec des interprètes issus de contextes difficiles, au plus près de leurs énergies parfois sauvages et à les mettre en forme(s), sans rien perdre de leur force.
Un long poème sensuel
Créant chacun une partie de cette soirée, Nawal et Abou Lagraa ont travaillé en indépendance totale et se sont révélés le résultat de leurs recherches seulement à la fin du processus. Ce sont les interprètes qui font ici le lien, comme quand une compagnie de ballet invite plusieurs chorégraphes pour un programme. Et plus encore, car dans ce cas, les danseurs sont rarement les mêmes d’une pièce à l’autre. L’effectif d’une troupe de ballet le permet. Ici, le sens est justement d’offrir à tous une double expérience partagée.
Galerie photo © Laurent Philippe
Comme à son habitude, Abou Lagraa travaille dans la finesse, la poésie et la sensualité. Il est rompu à imprimer sa marque sur des ensembles d’interprètes qui se définissent comme artistes partageant une même philosophie de la danse et de la vie. Il a ainsi dirigé les danseurs des banlieues, de l’Opéra de Paris et récemment du Ballet du Grand Théâtre de Genève [lire notre critique]. Son Volet 2 de Premier(s) Pas fait swinguer les dix danseurs dans des costumes jaunes généreux, entre robe et pantalon, comme pour aller au-delà de leurs différences non seulement par la danse, mais aussi par une couleur et une couture non genrée, aux accents spirituels.
Sur des sonates pour violon de Bach, il amène l’ensemble dans un long poème gestuel, une procession où les rebondissements se font rares, avant de créer un finale avec plus d’expression, de rébellion, de luttes et autres événements. Mais il s’avère qu’une troupe homogène dans sa formation et sa pratique porte le langage d’Abou Lagraa avec plus de profondeur. Et il n’y rien d’étonnant dans le constat que les interprètes en sont ici à leurs tout premiers pas dans cet univers plutôt aérien et qu’ils se fondent plus naturellement dans l’univers plus tellurique de Nawal Lagraa.
Galerie photo © Laurent Philippe
Un symbole, au-delà de la scène
La soirée, créée en clôture de Suresnes Cités Danse 2020, a révélé à quel point ces individus, galvanisés dans leur diversité, pourraient bel et et bien apporter au paysage chorégraphique une touche nouvelle. Ensemble, ils ne représentent ni une école, ni un style, ni un milieu social ou artistique, mais à la fois eux-mêmes et la mixité de la société française. « Ce n’est pas ce que nous avons cherché, mais le groupe s’est naturellement composé ainsi, » dit Abou Lagraa. Le sens de Premier(s) Pas dépasse la création d’un produit pour le marché artistique. Il se trouve dans la symbolique. Car d’une manière ou d’une autre, tous ces danseurs étaient, malgré leur force et leur savoir-faire, victimes de discrimination, que ce soit en raison de leur morphologie, de leur couleur de peau ou d’un manque d’expérience. Seul, chacun était en échec de carrière. Ensemble, ils constituent une force.
Thomas Hahn
Festival Suresnes Cités Danse, le 31 janvier 2020, Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison
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