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« Trrr » de Thiago Granato & « Fauteuils » de Laurent Goldring
A Uzès Danse, le danseur brésilien procède à une réinvention vigoureuse de son corps ; puisqu'il faut réinventer le monde. Et le plasticien philosophe active une méditation sur la performativité du regard.
C'est une expérience très rare. Cela ne surprend pas, de la part de Laurent Goldring. Plasticien très fortement charpenté sur le versant philosophique, cet artiste œuvre en tangeante avec l'art chorégraphique.
Commençons par observer l'un des tableaux de sa pièce Fauteuils. Ici, on n'écrit pas "tableau" au hasard, tant Fauteuils nous déplace vers les logiques perceptives d'une exposition d'art plastique, tout autant qu'elle nous place devant un objet scénique animé. Fauteuils était créé dans le cadre d'Uzès Danse, et devant une salle désespérément clairsemée (puisque la proposition est "pointue", où donc préfère se retrouver la nombreuse gentry néo-uzétienne, qui se pique de questions d'art et de goût ?).
Evoquons rapidement un problème de riche : le mur du Jardin de l'Evêché d'Uzès est somptueux, une merveille patrimoniale. C'est toujours une joie, en même temps qu'un privilège que d'y assister à un spectacle une fois tombée la nuit d'été. Mais c'est aussi un décor monumental, dont l'impact nous a semblé concurrence dangereusement, ce soir-là, le travail de toute finesse développé par Laurent Goldring.
Venons-y donc, à ce second tableau de Fauteuils. Non qu'il soit le "meilleur" des trois qui s'enchaînent dans cette pièce ; mais pour nous être apparu comme le plus clairement significatif de l'alchimie qui y opère. On y voit le performer Mir Vidan installé dans un fauteuil très volumineux, lui-même dressé sur un piédestal conséquent. On imaginerait volontiers ce dispositif dans un musée. De surcroît, ce fauteuil accueille toute une abondance de tissus épais, dont les plis viennent parfois à engloutir l'être humain qui s'y est installé.
Un rapport d'incertitude s'établit, entre la présence physique humaine animée et le dépôt de matière consistante qui se trouve bougée dans l'action. De temps à autre, le performeur extrait, dans tout cela, une posture qui permettra de discerner clairement une combinaison de membres possiblement très simple (disons, par exemple : deux bras en parallèle), mais qu'on perçoit, émergeant dans ce contexte, comme mystérieuse et extraordinaire. On se prend à se délecter sur des jeux de transition possible entre les notions de se poser, se déposer, se reposer, et finalement (s') exposer.
Toujours savant, Laurent Goldring nous invite à relever ce fait de l'histoire de l'art, qui voit le motif du modèle installé dans un fauteuil, se multiplier abondamment au moment où s'éveillent les questions de la modernité dans la peinture (grosso modo à partir de l'impressionnisme). Dans ces postures au fauteuil, en veux-tu en voilà, se jouerait sans doute une question de l'installation de l'image dans un certain cadre de regard, tout autant que de l'être dans le support du monde (avec ses artefacts).
Or le tableau animé par Mir Vidan ne se résume pas à cela. De manière synchrone, une image est projetée à quelque distance de côté et de hauteur, en arrière-plan, sur le mur.
Cette image imparfaitement discernable paraît renvoyer à un régime de la gravure classique. On y voit un nu (?), plutôt discret, dans l'estompe, plutôt masculin, plutôt couché, comme flottant dans une réminiscence mentale. Il semblerait que cette image soit statique, photographique (plutôt qu'animée et vidéographique). Oui mais voilà : nous ne parviendrons jamais, ce soir là, à en être tout à fait sûr, tant cette image pourtant douce, magnétise l'attention, dans une vibration qui pourrait être celle de l'animation "vivante" (qu'en était-il, dans ce sens, du dormeur filmé par Andy Wharol ?)
Là un paradoxe fascine. C'est pourquoi on insiste à ce point sur ce qui pourrait sembler n'être qu'un détail. Le fait fascine qu'une simple image en deux dimensions, plutôt discrète en second plan, se condense en un pôle magnétique de l'attention aussi puissant que la situation voisine, qui, elle, est vivante, en trois dimensions, avec présence humaine performative et abondance de matière. Seul notre œil arbitre le jeu de force entre ces deux pôles. Notre regard est ainsi invité à s'assumer en lieu même de la mise en scène.
On suppose que l'intention de Laurent Goldring est bien de rendre tangible cette triangulation. Laquelle suggère à quel point la répartition entre scène d'art vivant d'une part, et installation d'art visuel d'autre part, tient d'une limite extrêmement ténue et réversible, où tout un héritage de codes et conventions viendrait peser pour entraver le potentiel fluctuant d'une libre performativité du regard. Là, il n'y a peut-être pas grand-chose qu'on ne sache depuis Marcel Duchamp.
Galerie photo © Laurent Paillier
Oui mais Fauteuils vient animer, de manière directement sensitive, captivante, ce théâtre de l'intellect. Tout s'y élève en concept vibratile. La séquence dévolue précédemment à Marion Carriau, vient pétrir ce que nous avons de cubisme engrammé dans nos modes perceptifs modernes. Enfin, quoique sans plus de certification savante, nous aurons songé à Magritte devant la façon dont Nina Harper fabrique du fauteuil depuis la seule disposition d'un cadre de tissus. De l'une comme l'autre, les compositions ne sont pas moins fines, profondes et envoûtantes.
Le contraste était immense avec le solo Trrr, du Brésilien Thiago Granato, programmé en début de soirée. Celui-ci s'avance sur une aire parfaitement parallélépipédique, cernée de spectateurs en rangées sur les quatre côtés.
Tout d'abord, il arpente ceux-ci tout du long, patiemment, avec une souveraine maîtrise d'énergie, dont il ne se départira pas sur la durée entière de sa pièce. A ce stade, ce n'est donc jamais qu'un jeune homme qui marche. Oui mais tout d'abord cette marche paraît se concentrer principalement dans un mouvement amplement roulé des épaules. On en oublierait le déplacement de ses pieds au sol, comme second. Puis survient une modulation du rythme de ces derniers, sandés dans une alternance d'accélérations dans l'allant et suspensions dans l'accent. L'attention s'y déporte.
Etc. C'est qu'il y aurait donc mille manières de marcher. Et d'abondance, Thiago Granato va exploser mille motifs dans l'exploration des possibles de son propre corps humain. On y décèlerait des savoirs insoupçonnés, tout autant qu'on s'y saisirait de ssensations inédites. Cela joue notamment dans une nudité très pleinement investie.
Franchement captivante, se fait une séquence où le performeur se soumet aux contraintes de se tasser en boule sur l'appui minuscule d'une planchette en hauteur, montée de surcroît sur roulettes. Depuis ce vertige de bricole, on trouve à son redressement une texture de champignon en croissance, sinon une éclosion de papillon depuis sa chrysallide.
Or l'artiste puise à une résonnance politique explicite, qui est l'inquiétude de la fin du monde et des espèces qui étreint l'actualité de nos mentalités. Il imagine le futur possible de la réinvention d'un monde. L'effet est paradoxal, puisque cette invention de l'avenir se charge des acquis non gommés du passé. L'affaire devient très intéressante, qui nous invite à ne pas seulement réfléchir de manière binaire conventionnelle, dans les termes de notre être, et de son environnement, posés en entités bien cloisonnées.
Trrr suggère fortement que le rapport perceptif à notre propre corps puisse s'aborder comme lieu premier, auto-génératif et intégratif, d'un rapport au monde. Avec ses transitions. De "moi vs le monde", songer plutôt à se voir "moi corps en élément du monde". Commencer par cela. S'inventer soi-même.
Merleau-Ponty nous invitait à nous compter au nombre des choses. On y décèle quelque lien avec le Duchamp qui regardeur qui fait le tableau, évoqué plus haut.
Gérard Mayen
Spectacles vus le samedi 15 juin 2019, dans la salle puis le jardin de l'Evêché d'Uzès, dans le cadre du premier week-end d'Uzès Danse.
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