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« The Great He-Goat » de Mossoux-Bonté
Fidèle au couple bruxellois, la Biennale de Danse du Val-de-Marne a présenté leur toute nouvelle création, une divagation vertigineuse à partir des noirceurs de Goya.
Il y a bien une part de sorcellerie dans les spectacles de Nicole Mossoux. Dans l’univers artistique de la Bruxelloise, dédoublement et schizophrénie sont le terreau d’aventures visuelles où les corps vivants se confondent avec ceux des marionnettes. Le trio Twin Houses, que Mossoux interprète elle-même (et seule !), est un grand classique du genre. Une obscurité certaine ajoute au trouble, chaque fois qu’elle évoque une identité clivée ou composite, à partir d’un chef-d’œuvre de la peinture. Il y a eu Les sœurs de Sardanapale, inspiré de Delacroix, Les dernières hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien et quelques autres.
Un pilier de la Biennale
Mais rien ne définit aussi bien l’art de Nicole Mossoux que l’unité de chorégraphie et manipulation de mannequins et objets, comme justement dans Twin Houses ou plus récemment, Kefar Nehum. Et si depuis une vingtaine d’années environ, Mossoux-Bonté ont été présents dans chaque édition de la Biennale de Danse du Val-de-Marne, cette continuité ne démontre pas seulement la complicité entre le fondateur Michel Caserta et son successeur Daniel Favier mais aussi que des liens profonds se tissent entre des artistes authentiques et un public qui se reconnait en leur univers.
L’édition 2019 du festival s’est offert plusieurs des toutes premières représentations de The Great He-Goat. Plus précisément, nous avons assisté à la quatrième, au Théâtre de Châtillon. Il s’agissait donc d’un spectacle encore tout frais, mais il ne montra aucune faiblesse. Vue l’énorme exigence technique dans la manipulation des doubles, cela ne va pas de soi.
Etourdissements
Tout l’art de Nicole Mossoux consiste ici à remplacer la manipulation des esprits par celle des corps, jusqu’à étourdir les sens du spectateur. Belle démonstration de la facilité à manipuler notre esprit ! Là où l’on croit voir une marionnette, le corps apparemment plat et léger d’une femme s’extirpe des bras porteurs. Un autre disparaît entre quatre bras ou se meut grâce à des jambes factices, faisant disparaître ses propres jambes. Et même là où, entre toutes ces images paradoxales et parfois kafkaïennes, le cerveau détecte très nettement, en voyant une tête marionettique, l’absence de membres inférieurs, l’esprit lui accorde volontiers un statut d’être humain à part entière. Par ailleurs, la compagnie ne fait pas autrement. Ces mannequins, fabriqués par Natacha Belova, ont leurs noms, à la ville comme à la scène, que seuls les artistes connaissent.
Sur la route de Goya
Pour Nicole Mossoux (avec la collaboration à la mise en scène de Patrick Bonté), Goya n’est pas le point d’arrivée, mais un point de départ. Le but n’est pas de reconstituer le tableau, mais d’évoquer l’univers dans lequel naviguait le peintre, à savoir une Espagne profondément cléricale et aristocrate, un pays en guerre et la souffrance d’une population qui était sensible aux croyances occultes et soumise à l’Inquisition. Sur ce fond historique The Great He-Goat dessine pourtant une métaphore de nos temps actuels, où la manipulation des esprits par des voleurs d’âmes et d’esprits est de retour.
Dans son Sabbat, qui fait partie de la série des Pinturas negras, Goya fait se rassembler des « sorcières » face à l’apparition symbolique, fantomatique, énigmatique et puissante d’une bête noire qui attire et manipule regards et esprits. Chez Mossoux, la présence de la bête noire se fait plutôt discrète et émane de l’intérieur même des humains. La monstruosité fait partie de chacun.ne. et le rassemblement, ici en costumes de ville, reflète une société qui ne connaît pas de misère matérielle. L’assemblée initiale ressemble plutôt à ce cercle mondain qui ouvrait aussi Histoire de l’imposture, créé en 2013 sous la direction de Patrick Bonté.
Au-delà du Grand Bouc
Les visages ressemblent aux nôtres, non à ceux peints par Goya, drôlement expressionnistes et comme sculptés dans du bois, comme pour un théâtre de Guignol. Si Goya concentre toute l’énergie de cette messe noire en rassemblant les corps - ce qui les fait disparaître en même temps - Mossoux diffracte l’espace, déploie des actions parallèles et transpose l’expressionnisme dans la totalité des enveloppes charnelles, tout en soulignant les singularités, là où Goya crée un seul corps collectif et compacte.
Les images de The Great He-Goat évoquant la piété, l’inquisition, la souffrance ou la pauvreté viennent d’ailleurs, et d’abord des autres Pinturas Negras, et aussi de tout ce que Goya n’a pas mis dans cette œuvre si emblématique, et du monde actuel. Images oniriques, danses macabres et danses de bâton exprimant fureur et désespoir, gestuelle saccadée, violence de la guerre et jeu social s’inspirent notamment de l’engagement moral de Goya. Nicole Mossoux poursuit donc sur sa route, si personnelle, unique et brillamment tracée, de nouveau en compagnie d’un grand maître et dans une complicité parfaite.
Thomas Hahn
Biennale de danse du Val-de-Marne, Théâtre de Châtillon, le 26 mars 2019
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