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« Lignes de conduite » de Maud Blandel

Après Touch down explorant la fonction sacrificielle des victimes du royaume du divertissement à travers la figure de la cheerleader, la chorégraphe Maud Blandel poursuit sa recherche autour des dispositifs mythico-rituels et de l’histoire de lignes avec Lignes de conduite.

Un quatuor féminin sillonne avec des mouvements synchrones le plateau, travaillant sur le corps social par l’expression même « lignes de conduite ». Qui ouvre à un  un corpus de valeurs ou logique propre guidant un comportement. Son dessein ? Mettre au jour pathologies de la modernité, rapport au sacré, liens communautaires à travers une danse de groupe aux motifs et rituels repris, enrichis, décalés et subvertis. Pour un arpentage des forces culturelles liées au tarantisme de l’Italie sudiste.

 Des forces vues comme dépossédées de leur caractère sacré ou néo-païen. Comment une pratique féminine entre soi en devient, au fil de l’histoire, une pratique exposée, surexposée, éclatée, successivement par l’Eglise et l’industrie touristico-économique ? Ainsi l’opus passe-t-il de la ronde à la ligne des interprètes afin de questionner notamment ce qui constitue la frontalité scénique en termes de performativité spectaculaire.

L’exercice ne se veut point néanmoins simple réactivation d’un fond de danses traditionnelles ou un geste d’interrogation ethnographique. Ainsi n’est qu’une partie de danses traditionnelles en station verticale qui est ici réinterprétée au sein d’un tissu scénique et compositionnelle qui le renvoie au cœur secret de ses manifestations calibrées. Sans néanmoins que la pertinence de la démarche ne convainque pleinement.

Transe dépossédée

Au gré de quatre tableaux dansés au cœur d’une scénographie éthérée et architecturée à la fois, sa cloche proche de Tarkovski et son film Andreï Roublev (1966), il s’agit pour Lignes de conduite d’investiguer au tour d’un rituel de transe qui est aussi danse de conjuration : le tarentisme. Originellement, ce rite de guérison émanant de l’Italie sudiste agrège paganisme, religieux chrétien et antérieur, rituels magiques et catharsis musicale. Le tarentisme s’est vu d’abord récupéré, annexé et délocalisé de sa dimension privée et domiciliaire à celui de la place publique devant l’édifice du culte lors de la fête de Saint-Jean en juin. C’est cet embrigadement qu’interroge la pièce.

Par ses trajets et traces au plateau, la communauté de quatre interprètes féminines épouse tour à tour la forme du cercle développé en rosaces puis d’un quadrige par la figure d’un attelage évoquant la progression synchrone d’équidés. Pour échouer in fine à des parcours rectilignes et individués, entre processions sacrificielles et gestes de protection, reconduits dans une frontalité lancinante avec le regardeur.

Qu’est-ce qui « cloche » ?

Tout semble prêt pour que les danseuses carillonneuses accomplissent leur ouvrage sonore surplombant leurs rites, scandant les travaux et les jours. Cordes filant vers les cintres, manipulation de la cloche encordée pour sa descente par pallier. Et pourtant, mutique, elle restera. La colonne sonore émanera sporadiquement C’est d’un orgue à cloches et la partition originale du compositeur droneur et « maximaliste » Charlemagne Palestine à la diffusion fragmentée et étagée spatialement 

Sur la grande cloche s’affiche « In girum imus nocte et consumimur igni » (« Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »). Un écho aux papillons nocturnes gravitant autour de la chandelle avant de s'y brûler. C'est un palindrome, un texte qui se lit dans les deux sens. Par déplacements furtifs, glissés et croisés, déséquilibres qui font pencher les corps, les brèves suspensions du mouvement d’ensemble du quatuor ravive bien le souvenir de papillons dansant autour de la flamme qui les consume.

Entretien avec la chorégraphe Maud Blandel

DCH : Quelle est l’origine de cette recherche sur l’histoire des lignes ?

Maud Blandel : Elle est partie de la découverte de Tim Ingold pensant l’anthropologie d’une autre manière, celle des lignes, leurs modalités d’existence. Se servir de la ligne comme outil de réflexion et construction esthétique pour la chorégraphie.

La ligne, un précepte avec lequel de nombreux chorégraphes dont Laban, Childs et Bagouet ont œuvré lui insufflant des significations contrastées. Dans Une brève histoire des lignes, l’anthropologue Tim Ingold trace les contours de l’univers techno-culturel des lignes, tellement omniprésentes dans la vie quotidienne qu’elles en deviennent presque invisibles.

DCH : Votre travail chorégraphique aborde la notion de communauté…

Maud Blandel : Je travaille essentiellement sur des pièces collectives, la notion du corps social. Et, partant sur la ligne de touche dans Touch Down devenant le prisme donnant accès à la pratique. Pour le tarantisme, point de départ de Lignes de conduite, c’est une manière de s’interroger sur pratique païenne récupérée par le sacré et une vulgate de sanctuarisation économique et industrialo-touristique. Qu’est-ce que cela produit en termes de communauté et d’éclatement de cette dernière ? Une pratique féminine entre soi qui devient une pratique exposée, surexposée, éclatée. Ainsi passer de la ronde à la ligne et questionner ce qui constitue la frontalité scénique en termes de spectacles et spectaculaire.

Dans le sillage de Touch Down, le trajet sans fin, la trajectoire composent la partition qui se déploie notamment sur la forme circulaire d’une rosace. L’objet d’étude est d’expérimenter comment une performativité peut se développer à partir d’une série d’ordres établis. Soit, une écriture éminemment structurée tant de la danse que de l’espace. Comment écrit-on l’espace entre les danseuses et la communauté qu’elles suscitent avec le regardeur ?

DCH : Qu’est-il de la présence d’une immense cloche comme élément scénographique principal ?

Maud Blandel : J’en réfère à une exposition à Pompidou évoquant des pratiques ancestrales païennes, ou le génie du paganisme récupérés et recréés par l’Eglise comme institution de pouvoir. C’est la première grande modification du tarentisme lors de sa récupération par l’Eglise. On délocalise une pratique domiciliaire devant l’Eglise devenant une fête calendaire célébrant Saint Paul début juin.

Si les symptômes de la pratique demeurent inchangés, l’objet de la pratique est déplacé. On ne croit plus que c’est par la danse et la transe que l’on va se guérir du poison : mais en dansant plusieurs jours, en priant et demandant la grâce de Saint Paul et donc la possibilité d’une guérison. Cette cloche est le religieux dans son versant favorisant tant la transe au féminin que l’oppression multiséculaire touchant la femme.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Lignes de conduite. Spectacle vu à L’Arsenic, Lausanne, le 19 avril 2018.

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