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Le mystère de Marseille
Quarante-huit heures sur le terrain, pour sonder la fécondité chorégraphique de la cité phocéenne. Exceptionnelle, et paradoxale.
Montpellier est une capitale de la danse. Lyon est une capitale de la danse. Marseille ne serait pas vraiment une capitale de la danse…
On se le représente ainsi. Il y a là un mystère, pour peu qu'on l'examine à deux fois. Enumérons les atouts marseillais : une Ecole nationale supérieure de danse, un Centre chorégraphique national qui est en même temps Ballet national (dirigé par Emio Greco, une figure internationale), une Maison de la danse, une scène nationale (le Merlan) longtemps axée sur les problématiques du corps dans l'art, un grand festival d'été largement consacré à l'art chorégraphique, des entités expertes dans des domaines pointus (Dansem côté création méditerranéenne, Marseille Objectif Danse côté fondamentaux contemporains) ; enfin un chapelet de compagnies de référence dans leurs styles respectifs (N+N Corsino, Groupe Dunes, Ex Nihilo, Georges Appaix, Christophe Haleb, Jean-Charles Gil), dont plusieurs animent des lieux de résidence artistique et de formation (rajoutons ici Pôle 164). Sans oublier le voisinage proche des Gat, Preljocaj, ou école Coline).
Avec tout ça, Marseille n'apparaît toujours pas comme the place to be. Paradoxalement, cela ne pourrait-il pas finir par constituer une chance ? Les modèles lyonnais, montpelliérain, sont archétypiques des politiques culturelles volontaristes, agrégées autour de centres forts. Le (non)-modèle marseillais est indubitablement marqué par une (trop) longue tradition de clientélisme et d'approximations. Mais ne pourrait-on y déceler, en définitive, une prédisposition à une horizontalité non concentrique, proliférante et multipôlaire, bien en rapport avec les mutations du temps ?
Développement à la marge
Beaucoup placent aujourd'hui leurs espoirs dans l'arrivée du Belge Jan Goossens à la tête du Festival de Marseille. Réussira-t-il la conjonction miraculeuse à laquelle il prétend, entre les formes les plus pointues de la création internationale d'une part, et le foisonnement d'initiatives qui tissent, au jour le jour, la trame chamarrée de la toile de fond marseillaise ?
Michel Kelemenis avance une hypothèse historique pour expliquer l'éparpillement du paysage chorégraphique de la cité phocéenne : « Quand il régnait sur la danse dans cette ville, Roland Petit interdisait qu'on y montre une autre esthétique que la sienne. Il ne supportait même pas Maurice Béjart (natif de Marseille ! NDLR). La bourgeoisie s'est installée dans cette idée d'une esthétique unique, en dispense de curiosité ». Le reste se développant à la marge. Michel Kelemenis est le directeur fondateur de Klap, Maison de la danse, installé depuis cinq ans dans le quartier de la Belle de Mai : « soit un outil contemporain d'excellence artistique, dans le quartier socialement le plus défavorisé de l'Hexagone » rappelle-t-il.
Lorsqu'on évoque avec lui le paysage chorégraphique local, esquissé en ouverture de cet article, il remarque aussi : « la presque totalité des compagnies et entités s'est installée dans les quartiers nord. N'oublions pas que la commune de Marseille est d'une étendue trois fois plus vaste que Paris, et beaucoup moins équipée. Depuis Klap, je suis plus vite rendu à Aix-en-Provence qu'au Ballet national ». Lequel siège dans son parc magnifique, au milieu des lointaines résidences luxueuses des quartiers sud ; quand les démarches indépendantes, désargentées, se sont insinuées dans les interstices des quartiers nord.
A la fin du mois dernier, Klap pilotait la troisième édition de FestivAnges, consacré au jeune public. On y découvrait Rock & Goal, une nouvelle pièce de Michel Kelemenis lui-même. Dans cette pièce pour quatre danseurs, le chorégraphe déplie les liens envisageables entre geste sportif et geste dansé. C'est tout un jeu de déteintes et d'imprégnations. Kele s'y adonne avec le goût coloré et enjoué qu'on lui connaît. Cela se déroule comme les vignettes d'une bande dessinée. Notre consœur Isabelle Calabre en a déjà rendu compte sur ce site. Lire notre critique.
On y rajoutera l'intérêt très particulier à observer Michel Kelemenis sur ce thème ; lui qui s'était d'abord promis, dans sa jeunesse, à une carrière de gymnaste de haut niveau. Au bilan, d'un point de vue technique et d'état de corps, « il a été beaucoup plus évident d'opérer la transition depuis la gymnastique vers la danse contemporaine, que cela ne l'aurait été depuis la danse classique vers la danse contemporaine » assure-t-il. Pourquoi cela ? Parce que la gymnastique décline une grande diversité de sous-spécialités, et qu'on y est toujours sur le qui-vive d'un corps disponible, « devant conserver une précision de tous les instants, pour se protéger des risques et des blessures ». Il y a là un corps agile et ouvert, plutôt qu'uni-centré et caparaçonné.
Reste que Michel Kelemenis court le risque qu'on l'enferme dans la case exclusive du spectacle pour jeune public. L'an passé, sa création de La Barbe bleue, d'une autre ambition artistique, a essuyé une totale indifférence des programmateurs, producteurs, et critiques. Avec ses soixante compagnies accueillies à titres divers dans l'année, son investissement dans six coproductions, son opiniâtre travail de territoire, il est à se demander si la maison Klap ne menace pas d'avaler la visibilité de l'artiste Kele. Ses budgets de compagnie se fondent dans ceux de l'établissement. Il estime à moins d'un dixième la part de l'activité du lieu consacrée à son propre projet artistique de compagnie.
In situ pour l'écran
Le même festival programmait une création d'une autre figure marseillaise : Retour sur terre, de Christophe Haleb. Il s'agit d'un solo, interprété par Olivier Muller. Cette pièce se veut « une manière de penser l'adolescence, à ce moment précis entre deux âges où l'identité est la plus souple et la plus violente en même temps ». Ce thème est (trop) peu courant sur les plateaux de danse. Il excite d'autant la curiosité, que Christophe Haleb développe une pratique de son art comme une pleine expérience de vie, n'excluant aucune des dimensions de la rencontre, allant du politique à l'érotique. Plus simplement, disons qu'il n'a pas froid aux yeux quand il s'agit d'impliquer les corps dans ce qu'ils ont de débordant, d'incongru, de jubilatoire, de dérangeant aussi.
Or la pièce Retour sur terre nous a semblé se piéger elle-même dans le flottement d'un entre-deux. C'est une fable onirique, dont l'interprète digresse de touche en touche, esquivant l'épineux challenge de n'être plus du tout lui-même un adolescent. Il en invente une poésie bucolique, bien insolite quand elle se confronte aux regards des adolescents de la Belle de Mai, plus actuels, qui se trouvent en chair et en os sur les gradins.
En quoi la danse émane-t-elle d'un contexte ? D'une époque ? D'une société ? Justement Christophe Haleb vient de réaliser un magnifique travail filmique à ce propos. Trois court-métrages sont réunis sous le titre global d'Un sueño despierto (en espagnol : Un rêve éveillé). Ces films ont été tournés à Cuba, où le chorégraphe marseillais dispense aussi son enseignement et anime des ateliers. Un sueño despierto pose un regard amoureux sur les destinées de jeunes danseurs, garçons et filles, rencontrés là-bas.
Quelques bribes de propos enregistrés suffisent à évoquer les complexités d'un contexte d'actualité, en rapport avec les difficultés de la vie au quotidien. Souvent très proche des corps et des visages, la caméra les renvoie toutefois à un paysage architectural à fortes résonnances : des projets bâtis, emblématiques de l'espérance révolutionnaire, ont déjà tourné à l'état de ruines. Tout, dans ce contexte, rappelle les longues portées de l'histoire. Mais suspendues. Alors les corps constituent bien le premier capital immédiat, de jeunes personnes confrontées au manque (de moyens, de perspectives). Les danseurs accompagnés par Christophe Haleb développent une bouleversante poésie, où la chair, sensuelle, vibre au vif d'un devenir. Difficile à situer entre cinéma du réel et film de danse, Un sueño despierto invente ce que pourrait être, étrangement, une danse de l'in situ pour l'écran.
Il n'est pas anodin qu'un projet artistique aussi convaincant soit porteur d'une grande visée internationale. La part migratoire n'a pas fini d'impulser les lignes de fuite marseillaises. A cet égard, on se réjouit d'apprendre que la chorégraphe Nacera Belaza pourrait devenir de plus en plus marseillaise. Ces mêmes jours, on l'a vue programmée par le festival Dansem. Lequel développe avec opiniâtreté sa logique de fécondation artistique trans-méditerranéenne. Nacera Belaza n'est pas pour lui une découverte. On l'a vue par ailleurs intégrée à un projet du MUCEM. Attendons de voir, à présent, ce qu'il pourrait en être du côté du Festival de Marseille
Le sillon de Nacera Belaza
Pour Dansem, Nacera Belaza montrait deux pièces en une même soirée : La traversée et Le fil (sa plus récente). Aucune des deux n'en était au stade de la création. C'est leur mise en tension, un même soir sur un même plateau, qui attise un renouvellement des regards. Nacera Belaza est-elle une malaimée paradoxale de la danse en France ? Elle est coproduite et programmée dans les lieux les plus importants, à l'échelle internationale. Elle paraît pourtant satellisée, comme tenue à l'écart des formes les plus pérennes de la reconnaissance institutionnelle (une direction d'un CCN par exemple).
Artistiquement, il est commun de l'entendre accusée de ne tirer que sur une seule et même ligne d'austérité extrême, si tendue que, toute transcendante puisse-t-elle paraître, elle serait condamnée à l'inexorable étouffement d'un dessèchement. Perçue de cette manière réductrice, La traversée pourrait sembler symptomatique, toute à sa rotation immuable, qui déçoit les efforts de discernement du regard, sème le doute sur l'infime des variations, exacerbe la rémanence rétinienne jusqu'à distiller l'épuisement, que ne transperce qu'une subite et brève ouverture dans la variation d'axe, mais préfère le noir, en définitive.
En contrepoint de La traversée, on pourrait aborder Le fil sur un versant opposé. De manière très inhabituelle chez Nacera Belaza, la musique en est fort enjouée. Les pas sautillant dans une broderie déliée, le bassin ondoyant, les bras très soulevés, irisés de volutes lyriques. Osons le mot : c'est de l'allégresse qu'on ressent dans Le fil. Laquelle est à rebours de l'austérité précédemment évoquée. On pourrait la recevoir comme un trait d'émancipation, quasi transgressif au regard de l'héritage stylistique de Nacera Belaza.
A ceci près que les questions de danse ne se résument pas à des appréciations d'humeur. Quand, au premier coup d'oeil, tout semble différent dans Le fil, une observation à peine plus poussée fera percevoir ce trio comme un approfondissement de la même démarche, creusant son sillon obstiné. Si la chorégraphe relève le défi de la joie, elle le fait en reconduisant la fulgurance de son économie de moyens, qui, à force de répétitions et de clarté extrême dans l'infime, situe la danse dans sa trace vibrante laissée au défi du vide, et non dans l'évidence d'une épaisseur réconfortante. Agnès Izrine en avait très bien rendu compte sur ce même site, au moment de la création de la pièce à Montpellier l'été dernier. Lire notre critique
Dans Le fil, les trois interprètes féminines surgissent, telles des projectiles depuis des bords insoupçonnés du plateau. Porteur de cette sècheresse de trait, ce même plateau s'en trouve amplifié à l'échelle ourlée d'un monde non borné. Dans la Friche de la Belle de Mai, c'est une possible ouverture marseillaise à l'infini, qu'on aime apercevoir.
Gérard Mayen
Spectacles vus au Théâtre du Gymnase (Rock & Goal) le 23 novembre 2016, puis à Klap (Retour sur Terre) et à la Friche de la Belle de Mai (La traversée et Le fil) le 24 novembre. Les deux premiers dans le cadre du festival FestivAnges, les deux derniers dans le cadre du festival Dansem.
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