Entretien Anne Teresa De Keersmaeker
Anne Teresa De Keersmaeker nous offre un nouveau volume de Carnet d’une chorégraphe consacré à deux de ses pièces phares : Drumming et Rain. Nous l'avons rencontrée juste avant la reprise de Rain, à l’Opéra de Paris. Elle a bien voulu répondre à quelques unes de nos questions à l’occasion de la sortie de ce nouvel opus.
Danser Canal Historique : Anne Teresa De Keersmaker, qu’est-ce qui vous a poussée à créer ce type d’ouvrages très spécifiques, qui sont à la fois une somme sur votre travail, et une sorte de manuel de chorégraphie ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Cet ouvrage – comme les deux précédents – est né du désir de rassembler un savoir-faire et une expérience, que j’ai pu acquérir en tant que chorégraphe, sur 30 ans de carrière, et de les transmettre. Au début, cela répondait surtout à un souci qui m’occupait par rapport aux élèves de P.A.R.T.S soit, comment on peut communiquer un savoir-faire, une écriture chorégraphique à de jeunes chorégraphes. Comment peut-on créer un cours en chorégraphie ? Comment transmettre cette expérience ? La rencontre avec Bojana Cvejić musicologue, dramaturge, historienne de l’art a été déterminante. Elle n’était pas effrayée par une écriture et des termes souvent proches de la musique et nous avons partagé un même souci de ne pas vouloir simplifier, mais de rendre lisible, visible et compréhensible, ce qu’est la chorégraphie pour des gens non avertis. J’avais également la volonté de sortir de ce cliché d’une danse éphémère. Ensuite, s’est introduite l’idée de divulguer cette partie du travail à un public plus large.
DCH : Comment est conçu cet ouvrage qui retrace les créations de deux de vos pièces phares, Drumming et Rain ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Il est conçu de la même façon que les deux précédents volumes, à partir d’entretiens entre Bojana Cvejić et moi. Elle me pose des questions et j’explique comment les mouvements sont organisés dans l’espace et comment ils sont fabriqués, à travers des schémas, des dessins, des photos ; mais aussi des matières qui m’ont servi de point de départ, des documents et des articles de presse. Il y a aussi la captation de Drumming ou je montre comme l’espace est élaboré et comment le contrepoint est construit. Mais cet ouvrage donne aussi des indications sur la façon dont nous avons travaillé pour la scénographie et les costumes, avec Jan Versweyveld et Dries Van Noten sur ces deux pièces. Il y a bien sûr des ressemblances et des dissemblances. Alors que dans Drumming, tout le monde était en blanc, avec juste une pointe de couleur orange, dans Rain, couleur des costumes et éclairages évoluent du chair au magenta. Et bien sûr, sur la collaboration avec Ictus sur la musique de Steve Reich.
Ce sont globalement des données extrêmement structurelles plus des informations sur la naissance de ces pièces. Drumming étant issue de Just Before et Rain d’In Real Time qui, par contre, était basée sur la musique d’Aka Moon. Du coup, on discerne parfaitement la transposition d’une écriture musicale à l’autre.
DCH : Pourquoi travaillez-vous si souvent à partir de la suite de Fibonacci et du Nombre d’Or dans vos chorégraphies, et notamment, dans ces deux là, précisément ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Parce que je trouve que la plus belle chose qu’apporte la danse c’est que l’on peut intégrer ou incarner par le corps les choses les plus abstraites qui soient. Notamment ces notions de proportions mathématiques. J’ai toujours été fascinée par Pythagore. Le nombre d’Or et la suite de Fibonacci* sont à la base des évolutions de la spirale et se retrouvent dans un grand nombre d’œuvres d’art depuis l’Antiquité mais aussi dans la structure de l’ADN et partout dans la nature. La Section d’Or est intégrée en musique chez Bach ou Bartok, en architecture chez Le Corbusier ou Le Palladio, mais aussi chez Dürer, ou Léonard de Vinci, dans ses recherches sur les proportions du Nombre d’Or dans le corps humain. Je me demande si ce n’est pas la chose ultime sur laquelle peut s’appuyer une œuvre, des proportions objectives. Ce sont mes motifs de base, dans Rain et Drumming, mes points de départ pour organiser le temps et l’espace. Bien sûr, cela témoigne d’un certain formalisme. Mais, en ce qui me concerne, je ne peux séparer la forme de l’émotion. Cela fait partie de l’écriture même du travail, je n’ai pas peur de faire un pari sur la beauté.
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DCH : Vous citez quelques architectes, quels sont ceux que vous aimez aujourd’hui ? Et les plasticiens ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Je suis une grande admiratrice de Le Corbusier et je tiens à une certaine modestie, un certain minimalisme dans l’architecture, par exemple, j’aime beaucoup David Chipperfield, Herzog et De Meuron ou Peter Zumthor. Je suis assez réfractaire à l’architecture spectaculaire. Au niveau des arts plastiques, j’aime beaucoup Michel François, avec lequel j’ai collaboré sur The Song, En Atendant et Partita 2, qui fait un travail sur la matière du geste dans une perspective sculpturale. J’ai aussi une grande admiration pour Francis Alÿs ou Pierre Huyghe. Ce sont des plasticiens qui m’ont marquée.
DCH : Vous insistez beaucoup, dans ces livres, sur la notion même d’écriture chorégraphique. Était-ce important pour vous de définir la danse comme langage ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Je voulais contrer cette idée romantique que la danse s’articule dans l’éphémère. Il me fallait donc définir les outils, même s’ils sont de différentes natures. Architecturaux, mais aussi poétiques et qui puissent être transmis. Du coup, on peut avoir un point de vue de l’intérieur sur le processus même.
Cette collaboration a été particulièrement heureuse avec les graphistes et c’est un travail dont je suis spécialement satisfaite. Il est à la fois clair et élégant. Et la collaboration avec Bojana a été très fructueuse.
DCH : Publier ces livres est un énorme travail, qui demande un investissement personnel très important, qu’est-ce qui vous a décidée à faire cet effort de publication ?
Anne Teresa De Keersmaeker : C’est une autre manière de faire exister ces spectacles. Il faut dire qu’avec la mort de Pina Bausch, Maurice Béjart, Merce Cunningham, l’arrêt de Trisha Brown, la question de la transmission des spectacles vivants apparaît de façon d’autant plus cruciale. Faire ce livre, c’est faire exister de la pensée autour des spectacles. Au-delà d’aller seulement voir les pièces en salle. Cela invite à la réflexion. Car bien sûr, la danse est beaucoup dans la mémoire des corps, et elle se transmet, notamment dans son enseignement, son éducation de base, par imitation. Or tous les outils qui sont là vont au-delà justement de l’imitation. C’est une sorte d’émancipation intellectuelle de la danse.
Voulez-vous dire que d’une certaine façon, on pourrait imaginer ces pièces dansées par d’autres compagnies ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Rain a été transmis aux danseurs de l’Opéra national de Paris, et Drumming est enseigné à PARTS comme œuvre du répertoire. C’est la prochaine chorégraphie que le Ballet de l’Opéra de Lyon va intégrer à son répertoire. Mais ces livres ne permettent cependant pas de monter les chorégraphies qui y sont, certes disséquées, mais uniquement dans leurs processus.
DCH : Est-ce pour vous un plaisir de réaliser ces livres ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Pour moi c’est un plaisir au premier degré d’être dans le studio, avec les danseurs. Le livre est un reflet du travail qui s’est constitué avec cette équipe et avec les cinéastes qui ont réalisé toutes les captations, ainsi que le documentaire autour de Rain, filmé ici, à l’Opéra de Paris. C’est un travail d’équipe extrêmement inspirant.
DCH : Ce travail méticuleux sur vos pièces peut-il influencer vos nouvelles créations ?
Anne Teresa De Keersmaeker : En fait, c’est un travail d’auto-analyse. S’immerger dans les processus et les systèmes mis en place pour ces créations reflète pourquoi j’ai fait ces choix à ces moments-là. Il faut à chaque fois que je me replonge aux sources de la mémoire. J’ai travaillé sur la publication des Early Works (Fase, Rosas danst Rosas, Elena’s Aria et Bartok) au même moment où je créais En Atendant et Cesena. Et bien entendu, on peut y lire une influence du passé sur le présent. Mais avec d’autres façons de faire, de composer…
DCH : Cette dernière parution diffère-t-elle des autres ?
Anne Teresa De Keersmaeker : Dans ce dernier opus, j’ai vraiment décortiqué les processus chorégraphiques, comme la tresse de Rain avec dix danseurs. Il comporte aussi un glossaire des termes chorégraphiques, à la fin, où j’explique tous les procédés de contrepoint. La plupart sont aussi filmés en studio et isolés. C’est très didactique. Tout comme l’est la captation de Drumming en plan fixe où j’explique comment c’est fait, au fur et à mesure. C’est un livre de cuisine complet !
Propos recueillis par Agnès Izrine
Drumming & Rain, Carnets d’une chorégraphe par Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejić
Cet ouvrage contient, un livre, composé d’entretiens entre Anne Teresa De Keersmaeker et Bojana Cvejić, théoricienne de la scène et musicologue, agrémentés de nombreux dessins, schémas, photos, qui exposent le travail d’élaboration et de mise en œuvre chorégraphique. Il renferme également deux DVD dans lesquels Anne Teresa de Keersmaeker prend le temps d’expliquer, véritablement, la fabrication de ces deux pièces à l’aide de larges extraits interprétées par les danseurs de Rosas et les musiciens d’Ictus, et de séquences didactiques. Un troisième DVD propose, pour la première fois, une version complète de Drumming avec, en option, le commentaire en voix off de la chorégraphe. On retiendra également le graphisme exceptionnel qui a valu à ces parutions d’être distinguées par plusieurs Prix.
Editions Fonds Mercator – distribué en France par Actes Sud et en anglais par University Press/ 44,95 €
À ne pas rater :
La reprise de Rain, par le Ballet de l’Opéra national de Paris, du 21 octobre au 7 novembre 2014
À voir à partir du 4 novembre sur operadeparis.fr et sur concert.arte.tv
* Le Nombre d’Or est une proportion basée sur un rapport entre des longueurs est l'unique solution positive de l'équation x2 = x + 1. Egal à environ 1,618 il est aussi appelé Phi en l'honneur du sculpteur Phidias qui l'aurait utilisé pour concevoir le Parthénon. Il intervient dans la construction du pentagone régulier et du rectangle d'or ainsi que dans celles des spirales. Ses propriétés algébriques le lient à la suite de Fibonacci et permettent de définir une « arithmétique du nombre d'or » , cadre de nombreuses démonstrations. L'histoire de cette proportion commence à une période reculée de l'antiquité grecque. À la Renaissance, Luca Pacioli, un moine franciscain italien, la met à l'honneur dans un manuel de mathématiques et la surnomme divine proportion et fait illustrer son livre par Léonard de Vinci (l’homme de Vitruve) en l'associant à un idéal envoyé du ciel. Cette vision se développe et s'enrichit d'une dimension esthétique, principalement au cours des XIXe et XXe siècles où naissent les termes de section dorée et de nombre d'or puis d’une dimension mystique.
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