Hommage Carlotta Ikeda à Faits d'Hiver
Naomi Mutoh, Yumi Fujitani, Maëva Lamolière et Geisha Fontaine : Chacune cherche sa Carlotta.
A Faits d’Hiver, l’hommage à Carlotta Ikeda prenait ce qualificatif, très officiellement, avec une autrice et trois chorégraphes sur scène, dont deux anciennes interprètes de la butôka qui nous a quittés il y a dix ans. Par contre, la troisième ne l'a jamais croisée, ni au Japon, ni en France. Et pourtant les solos de chacune dessinent, ensemble, un portrait de l'égérie de Kô Murobushi. Sans oublier l’ouvrage publié au même moment, creusant l'histoire du solo fondateur Utt, chef-d’œuvre conçu par Murobushi/Ikeda et interprété dès 1981 par celle qui était à l’époque, malgré ses quarante ans, une jeune danseuse de la compagnie Dairakudakan d'Akaji Maro.
Life is beautiful
Si, avant Utt, la France ne connaissait pas encore Carlotta Ikeda, l’artiste née le 19 février 1941 faisait partie, à la fin des années 1970, de la bande qui amenait le butô en France. Quelques années plus tard, les deux chorégraphes japonaises de cet hommage entrèrent dans la danse dite « des ténèbres ». D'abord Fujitani, au début des années 1980. Dans son solo Life is beautiful, créé pour cette édition de Faits d'Hiver, elle s'amuse de sa rencontre avec Ikeda et de leur parcours partagé. Au tout début de ce solo entre danse et théâtre, Fujitani se tient face à la salle, et on est saisi par la présence d'Ikeda. Juste quelques ondes, une expression, et elle est en compagnie de « sa » Carlotta. Pour ne plus la quitter.
Mais on note en même temps, et avec le plus grand bonheur, que grâce à son détachement et sa maturité, cette chorégraphe post-butô n'a pas peur d'évoquer l'humour et les failles d'Ikeda. Aussi elle danse sur Michael Jackson ou coupe des légumes imaginaires, évoque les conversations dans le studio de danse ou lave par terre, « à la japonaise », comme si elle retrouvait le studio de danse dans la montagne. Elle s'affuble aussi d'un soutien-gorge rose et d'une perruque façon Crazy Horse pour évoquer les années cabaret d'Ikeda. Et laisse juste transparaître deux ou trois instants empruntés à Utt, ainsi que des images plus poétiques et cosmiques renvoyant au cosmos et à la vie d’après.
Photos © Laurent Paillier
La Pesanteur et la Grâce
Toutes ces images sont des réminiscences authentiques. Mais elles posent la question de savoir ce que le butô représente aujourd’hui. Est-il encore plus qu'un souvenir ou une citation ? Sauf Akaji Maro, toutes les grandes figures – les Ohno, Murobushi et autres Hijikata – ne sont plus. Ni Ikeda. On se demande donc ce que tire Naomi Mutoh, qui fut également membre d’Ariadone, de son parcours auprès d’elle ? On en reste à la surface, quand elle interprète La Pesanteur et la Grâce, en solo, à partir de la performance éponyme qu’elle avait créée en mars 2024 avec le poète Jean Daive, à Bordeaux, autour de trois femmes de la vie d'Antonio Gramsci.
Il s'agissait donc plutôt d'un hommage au théoricien socialiste et cofondateur du parti communiste italien, qu'à Ikeda, même si la création eut lieu dans la ville où la fondatrice de la compagnie Ariadone vivait les deux dernières décennies de sa vie. Ce qui peut expliquer les images d’Epinal d'un art du corps qui aime le dialogue avec les fantômes. Entre draps blancs, robe blanche et visage en mode masque transcendantal, ce solo semble sortir tout droit d'un musée du butô.
Photos © Laurent Paillier
Looking for Carlotta
Alors qu'est-ce qu'un hommage? La bonne idée semble ici d'amener sa propre part de subjectivité dans la sincérité, comme chez Fujitani. Et comme chez Maëva Lamolière qui présenta, dans la petite salle de la Maison de la culture du Japon, son récit d’enquête : Looking for Carlotta. Où elle se met en scène e tant qu’artiste cherrcheuse, trouvant sa propre danse à travers son enquête sur la chorégraphe. Lamolière crée des images transhumaines à partir de son propre corps et assume complètement sa part de subjectivité en retraçant ce qu'elle a pu dégager et extrapoler à partir d'une décennie de recherches consacrées à Ikeda. Lamolière met en valeur, photos et récits d'époque à l'appui, cette Carlotta originelle, celle des cabarets, à Tokyo comme à Paris, que l'Europe n'avait à peine connue. Son spectacle-conférence est donc d’un grand enrichissement pour tout spectateur qui a pu suivre le parcours d’Ikeda à partir de ses créations avec Ariadone. Et on pense à l’Ikeda dégoutée, telle que rapportée par Yumi Fujitani, une Carlotta qui questionne son rôle nocturne de l’époque : « Je ne suis qu’une danseuse de cabaret, juste un corps exposé ».
Photos © Jean Gros-Abadie
Enquête sur une Utt-opie
Tout butô est placé sous l'emprise de la mort et plus largement dans la conscience que toute vie biologique, celle des humains incluse, relève de dimensions qui la dépassent. Mais il y a aussi, de Hijikata à Ikeda, ce côté très charnel suintant la matérialité concrète du corps et des désirs. Le livre paru aux Nouvelles éditions Scala et coédité par Micadanses en rend compte. Geisha Fontaine y effeuille, à partir d'Utt, l'histoire du butô et en particulier le contexte dans lequel Murobushi créa ce solo pour celle qui fut alors sa compagne, avant de le réinventer pour le public européen.
Est-ce une coïncidence si Geisha Fontaine y part sur une piste qui ressemble à celle empruntée par Maëva Lamolière ? Au fil des pages, elle construit en creux le récit de sa propre enquête sur Ikeda, à partir d’un voyage à Tokyo pour découvrir les archives de Kô Murobushi : « Samedi 25 mai 2024, un matin à Tokyo, il fait beau. Je sors du métro / … / et j’arrive à Shy. C’est le nom du lieu créé par Kô Murobushi en 1981… » Et d’avouer : « Je n’ai jamais vu Utt autrement qu’en vidéo. » Et c’est parti pour un voyage au cœur du butô, un ouvrage-collage très bien résumé par Carlotta Ikeda, telle qu’elle est citée par Geisha Fontaine : « Le danseur doit dépasser les techniques, s’acharner à sortir de lui-même. Il lui fait casser son unité d’individu… » L’écriture de la Française enquêtant sur Utt fait cela exactement : « Ecrire sur Utt a commencé à m’entraîner hors de moi-même. » Un livre à la lisière de la performance, car il ne se limite pas à parler de butô, il s’apprête à devenir cette utopie qu’est le butô, une utopie concrète du corps qui peut selon Ikeda « plonger au-delà des limites de l’homme pour retrouver le cosmos ».
Thomas Hahn
Festival Faits d’Hiver 2025
Looking for Carlotta de Maëva Lamolière, Maison de la Culture du Japon à Paris, 23 janvier 2025
La Pesanteur et la Grâce de Naomi Mutoh et Life is Beautiful de Yumi Fujitani
Le Regard du Cygne, 11 février 2025
Utt - Kô Murobushi Carlotta Ikeda 2025, Nouvelles éditions Scala / Micadanses, série Chefs-d’œuvre de la danse
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