« Requiem(s) » d’Angelin Preljocaj
À Montpellier Danse, la création d’Angelin Preljocaj clôt cette 44e édition en beauté, dans une procession de corps magistrale.
« L’artiste est celui qui libère une vie de plus que la sienne » cette phrase de Deleuze commentant Primo Levi, que l’on entendra au milieu de cette création pourrait être le sous-titre de ce Requiem(s) d’Angelin Preljocaj. Car en plongeant dans les eaux du Styx pour sonder les morts, il choisit la vie.
Galerie photo Laurent Philippe
Requiem(s) ouvre sur le métal hurlant de System of a Down comme pour mieux libérer le passage que révèle le rideau qui se lève sur une image grandiose : trois quatuors se meuvent imperceptiblement sous trois corps retenus dans les airs par des poches ou des œufs transparents, évoquant à la fois les limbes, la naissance et la mort, l’enfer ou le paradis, tandis que s’élève le Requiem de György Ligeti, sorte d’espace musical incommensurable et enveloppant. Les lumières d’or d’Eric Soyer éclairent la scène avec délicatesse et précision, enluminant ici un visage, là un mouvement qui se déplie infiniment. Mais soudain déferle toute la troupe des dix-neuf danseuses et danseurs, qui élaborent de leurs lignes et entrelacs le patron de cette chorégraphie d’une complexité inouïe, qui balance entre l’essor et la densité, le fluctuant et le fulgurant, la courbe et le galbe.
Galerie photo : Laurent Philippe
La composition écrit à la perfection une dramaturgie de duos, trios et ensembles, d’accélérations et de suspensions qui dessinent un monde flottant, où la pulsation le dispute à la pulsion, le sensible à l’intelligible. La gestuelle tout en courbes et en ressorts, en sauts immobiles, en torsions cruelles, en bras qui regrettent ou corps qui s’effondrent comme avalés par la douleur s’adresse aux silencieux habitants du souvenir. Nous entrons dans un autre monde où soupirent les défunts, la mort imbibant chaque geste tout comme la vie en ressuscite d’autres. Nous nous tenons au bord de ce cercle infernal, où passent les images éternelles de notre imaginaire funèbre. Descentes de croix et fantômes aimables dans leurs voiles impalpables, révoltés de la Camarde, leçons de ténèbres, lamentations et Passions, des liturgies mythiques ou mythologiques.
Galerie photo : Laurent Philippe
Car là où la mort rôde, l’amour dévaste encore la mémoire des corps. Un magnifique trio pictural et charnel nous le rappelle ici, un duo incandescent l’affirme là. Les mouvements de groupe semblent obéir à une irrésistible attraction et rameutent les univers qui baignent notre culture occidentale et racontent nos rituels de passages. Mais aussi les situations où la mort s’invite dans des fêtes macabres, guerre, folie, déréliction, oppression… l’Apocalypse n’est pas qu’une figure de style par les temps qui courent.
Soudain, on entend la voix de Gilles Deleuze, qui interroge Si c’est un homme de Primo Levi, avec des phrases qui résonnent particulièrement aujourd’hui sur « la honte d’être un homme », qui interroge « comment ils ont pu faire ça » et « la honte d’avoir assez pactisé pour survivre ». Comment chorégraphier un texte aussi massif ? Preljocaj y parvient, à travers ces corps qui se tordent ou se ramassent, ces élans anéantis, ces équilibres alternatifs, ces tourbillons où la marche prend son envol, ces portés qui élargissent l’espace autour d’eux. Les costumes d’Eleonora Peronetti, qui décline principalement une gamme en noir et blanc, avec ses multiples nuances de gris, ajoutent à l’atmosphère picturale de ce Requiem(s).
Galerie photo : Laurent Philippe
Et si le (s) s’impose dans ce Requiem(s) c’est bien sûr pour la musique, qui mixe allègrement le métal au Dies irae grégorien (et il y a incontestablement une parenté entre eux !), Ligeti et 79D ou Messaien et Hildur Guónadottir, mais aussi pour la richesse picturale qui fait défiler devant nos yeux toutes les représentations esthétiques, mais aussi des pans entiers de l’histoire de la danse, baroque, classique, ou ancrée dans le XXe siècle, avec une multitude de références, mais aussi au répertoire de Preljocaj lui-même, qui revient ici hanter les corps des interprètes, dans leur exquise tension d’instruments parfaits.
Agnès Izrine
Montpellier Danse, Le Corum, Opéra Berlioz les 5 et 6 juillet 2024.Vu au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence le 16 mai 2024.
En tournée
Opéra de Vichy le 12/07 ; L’Archipel, Perpignan les 4 et 5/10, le 12 /10 Le Carré, Ste Maxime, du 16 au /10 Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, les 20 et 21/11 La Coursive, La Rochelle ; Cannes, Palais des Festivals, le 30/11 ; Théâtre de Caen du 18 au 22 décembre ; Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux du 6 au 9/02/2025 ; Opéra Royal du Château de Versailles du 12 au 19/03 ; Opéra de Rouen du 3 au 5/04 ; Auditorium, Dijon le 13 mai.
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