Les Sacres du printemps de Dominique Brun
Le Sacre du printemps, on le sait, est devenu une sorte de « tube » voire de « scie » chorégraphique dont il existait déjà plus de deux cents versions avant 2013, année de son centenaire et on ne sait combien de nouvelles variantes depuis. Bref, s’attaquer au Sacre aujourd’hui est soit totalement banal, soit totalement suicidaire, surtout si l’on vise la reconstruction historique d’un tel monument chorégraphique. Pourtant, Dominique Brun l’a fait, et même plutôt deux fois qu’une avec Sacre # 197 et Sacre #2 présentés ensemble au Centre Georges Pompidou.
On ne reviendra pas plus que ça sur Sacre #197, déjà chroniqué (http://dansercanalhistorique.com/2013/05/12/le-sacre-de-dominique-brun/) , sinon pour redire à quel point ces rapports tissés entre le Sacre, l’Après-midi d’un Faune (de Debussy), et les Noces (du même Stravinsky) sont féconds et un vrai tremplin pour l’imagination, qui, du coup, s’aventure dans la contemporanéité de l’époque en allant chercher des emblêmes incontournables de la modernité dans l’évocation du Déjeuner sur l’herbe de Manet ou Des pas sur la neige de Debussy. On redira aussi à quel point la performance de François Chaignaud en « Élue » et sur pointe est impressionnante. On regrettera au passage, l’absence d’Emmanuelle Huynh et de Latifa Laâbissi qui étaient exceptionnelles dans leur interprétation.
http://www.numeridanse.tv/fr/catalog?mediaRef=MEDIA130514171240148
Sacre #2 est donc une recréation in extenso de la chorégraphie de Vaslav Nijinski., avec costumes et décors inspirés de ceux d’origine créés par Nicolas Roerich, sur l’intégralité de la musique d’Igor Stravinsky dirigé par François-Xavier Roth. Ce spectacle est né d’une première recréation de seulement quelques extraits, en 2008 réalisée pour le film de Jan Kounen Coco Chanel et Igor Stravinsky.
Sacre#2 parce que Dominique Brun propose sa création comme une altrnative à la première reconstitution du Sacre#0 (celui de Nijinski) par les deux chercheurs américains, Millicent Hodson et Kenneth Archer en 1987 pour le Joffrey Ballet (Sacre #1).
Dominique Brun invitée des Mots de minuit autour de son « Sacre »
Pour cette recréation, Dominique Brun adopte une démarche différente de ses prédécesseurs, car, ayant pris acte de la perte irrémédiable de l’œuvre d’origine (voir article sur Sacre #197), elle renonce au fantasme de l’origine pour s’appuyer sur les « restes » c’est à dire, la partition chorégraphique de l’Après-midi d’un Faune qu’il a transcrite en 1915 en une sorte de système de notation Stepanov (que Dominique Brun, a retraduite en Labanotation en 1991 pour servir de support à son travai sur l’Après-midi d’un Faune) et les témoignages divers (critiques, dessins de Valentine Gross-Hugo, Emmanuel Barcet ou Nicolas Roerich, quelques photos, annotations de Marie Rambert dépéchée par Emile Jacque-Dalcroze à la demande de Diaghilev pour faire comprendre rythmiquement la partition aux danseurs, et témoignages de danseurs ou de spectateurs). Toutes ces sources ont été croisées et confrontées au regard des historiens Juan Igancio Vallejos et Sophie Jacotot avant d’irriguer l’imaginaire de Dominique Brun pour réactiver l’œuvre de Nijinski.
Galerie photo de Laurent Philippe
Et le résultat est saisissant. En réunissant une distribution de 30 danseurs contemporains pour s’emparer de cette écriture brute, dont la gestuelle leur est certainement plus familière qu’à des danseurs classiques, la chorégraphie semble soudain rafraichie. On voit soudainement apparaître les difficultés de la partition telles qu’elles nous ont été relatées par les témoins car la danse est éclatée, les groupes souvent décalés et suit la ligne musicale sans être pile sur le temps fort. La chorégraphie, radicalement contemporaine, avec ses pieds à plat, y compris dans les sauts, les postures volontairement en dedans, qu’il s’agisse des genoux, des pieds ou même des épaules, les secousses et les tremblements témoignent d’une écriture totalement originale.
Galerie photo de Laurent Philippe
La dynamique n’est jamais démonstrative, encore moins éclatante. Du coup, on comprend mieux l’interprétation musicale qu’en donnait Stravinsky lui-même quand il dirigeait son Sacre. Ce qui pouvait passer pour une sorte de « mollesse » devient totalement raccord avec cette chorégraphie qui, comme le diable, niche sa sauvagerie dans les détails et non dans l’évidence des éclats de la partition. Les courses ramassées, les heurts, l’asymétrie, les marches obstinées, les sauts sans élan. On peut du coup lire la sidération de l’Élue qui danse « à son corps défendant », la violence que manifestent les tremblements et le prosaïsme qui se nourrit aux danses traditionnelles des groupes.
Est-ce conforme à l’original ? Certainement pas, mais on peut rêver qu’il se situe quelque part, entre ces deux versions, dont l’une est une recherche et l’autre un essai, mais qui toutes deux font sens car elles replacent l’œuvre de Nijinski dans sa singularité insolite.
Agnès Izrine
15 au 17 mai, 2014, Centre Georges Pompidou, Paris.
Distribution :
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Sacre #197 / conception et écriture chorégraphique
Dominique Brun d’après Vaslav Nijinski
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avec
François Chaignaud, Johann Nöhles, Marie Orts, Sylvain Prunenec, Marcela Santander, Julie Salgues
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écriture musicale d'après Igor Stravinsky
Juan Pablo Carreño
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interprétation des musiques
Marine Beelen
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Sacre # 2 / chorégraphie
Dominique Brun
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assistée de
Sophie Jacotot
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avec
l’Élue : Julie Salgues
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et les femmes
C. Baudouin, M.Beelen, G.Bréhaudat, L.Cantor, C.Chanel, J.Gars, S.Gérard, A.Laurent, A.Lenglet, V.Mirbeau, M.Orts, L.Peschier-Pimont, M.Pizon, M.Rance, E.Rivière, M.Santander, L.Schlageter
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les hommes
R. Agid, M.Bajolet, F.Cabral, S.Cassou, M.Garcia Llorens, M.Guillon-Roi-Sans-Sac, C.Le Flohic, D.Lloret, J.Nöhles, E.Pelleray, S.Prunenec, J.Schatz, P.Tedeschi, V.Weber.
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