« Further-l’Ailleurs » de Claude Brumachon
Further-l’Ailleurs, la nouvelle création de Claude Brumachon, évoque les migrants, sujet qui occupe l’œuvre du chorégraphe depuis longtemps. Mais celui-ci est aussi obsédé par la marche. Et la confrontation de ces deux éléments profondément « brumachéens » donnent un résultat plus complexe qu’annoncé.
Une pièce qui marche. Obstinément et dès l’entrée quand les six protagonistes pénètrent sur le plateau, un à un pour se camper dans cette énergie si singulière qui marque de façon infaillible la gestuelle de Claude Brumachon. Puis ils descendent ; vont s’empoigner, se fuir se rattraper… Surtout marcher, plus ou moins vite, plus ou moins brutalement. Se heurter, s’escalader pour franchir un obstacle sur leur route commune. Further-l’Ailleurs montre, selon les dires du chorégraphe, une famille qui erre. On pourra aussi y voir l’immigration et ses drames, et ce sera juste.
Mais il faut revenir au plateau, à ce groupe qui, figé, laisse échapper l’un d’eux pour une course aussi folle qu’inutile puisque le fuyard toujours revient se figer dans le groupe d’où il s’enfuyait ; toujours et inexorablement, avec violence : comme s’il s’empalait sur les autres devenus les herses de sa frontière. Toujours un qui tombe. Toujours un qui se relève. Et deux qui portent un troisième et cela ne sert à rien. Il faut retenir cette folle autant que vaine dépense d’énergie.
La gestuelle de Brumachon se nourrit de cette énergie brute mais comme sans objet. Une énergie sans finalité, différente en cela de celle d’un Vandekeybus par exemple car elle ne débouche pas sur une violence, différente aussi de celle d’un Olivier Dubois car elle ne va pas vers l’épuisement. Une énergie sans finalité, pour elle-même et qui ainsi exprime ce qu’il y a d’absurde dans cette course. Energie sans but pour une course de même.
Galerie photo © Laurent Philippe
Absurde car le groupe fait obstacle à la course de chacun qui s’échappe, et du groupe un autre partira pour une évasion sans autre perspective que la précédente. Cette collectivité sans but, cette famille errante traduit quelque chose de plus vaste que le drame de l’émigration.
Certes, la thématique hante le chorégraphe depuis longtemps. En 1994, avec Emigrants, il en donnait déjà sa vision d’alors, plus héroïque, marqué d’un certain romantisme du déraciné portant valises et manteau lourd. Plus tard, en 2014, la pièce composée in situ pour le Musée Zadkine s’appelait Exilés.
Mais ici, toute l’iconographie –l’hagiographie pourrait-on presque écrire- du migrant s’est dissoute dans la course sans fin, autre constante dans l’œuvre protéiforme d’un chorégraphe prolifique. Que l’on se souvienne de Lame de Fond (1992), des courses folles échouant sur les tables du Festin (2005), et jusqu’à l’atmosphère lourde du Témoin (2002) : cela n’arrête pas de courir chez Brumachon. De cette marche trop rapide, de cette course sans contrôle, de cette galopade inhumaine : l’intranquillité toujours recommencée de ceux qui ne tiennent pas en place. L’une des pièces du chorégraphe s’intitule Les Déambulations de Lola (1992), mais toute cette œuvre déambule à toute vitesse !
Galerie photo © Laurent Philippe
Cette sensation de familiarité avec thématique et gestuelle fréquemment présentes chez le chorégraphe s’incarne évidemment dans la distribution qui mêle jeunes visages – en particulier de danseurs Chiliens avec lesquels le chorégraphe travaille volontiers- et vieux routiers de la gestuelle. Benjamin Lamarche, assez étonnant si l’on y pense (car il a le talent de faire oublier que sa performance est étonnante) et Anne Minetti respirent cette danse comme par nature. Et les petits jeunes s’y mettent avec une limpidité confondante.
On objectera que la course n’appartient pas en propre à ce chorégraphe et l’on renverra, par exemple, à celle clôturant le remarquable Les Tournesols (1988) de Dominique Petit (pour ceux qui ont raté ce chef d’œuvre, le film de Claude Val est sur YouTube).
Galerie photo © Laurent Philippe
Mais la course de Further-l'Ailleurs, quoi qu’elle tourne toujours et se heurte au groupe –comme dans Les Tournesols- possède une logique dramaturgique plus large. Elle dit que nous sommes tous des émigrants de nous-même, fuyant cette cellule –ne parle-t-on pas de cellule familiale- que forme ceux qui nous entourent. Il faut voir plutôt dans ce Further plutôt qu’une illustration d’un drame d’aujourd’hui, aussi grave soit-il- l’expression d’une douleur existentielle, celle que déjà exprimait Horace quand il écrivait « Ils changent de cieux et non d’âme ceux qui courent à travers les mers ».
Philippe Verriele
Vu le 30 mars 2018 au Théâtre de l’Hôtel de Ville, Saint-Barthélemy d’Anjou (49).
Further-l’Ailleurs
Chorégraphie : Claude Brumachon
Assisant : Benjamin Lamarche
Musique : Christophe Zurfluh
Lumières : Denis Rion
Danseurs : Anne Minetti, Benjamin Lamarche, Rocio Espejo, Sebastien Bellegy, Geoffrey Goutorbe, Maria Cargnelli
Catégories:
Add new comment