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« Le Fil » et « 48e Parallèle » de et avec Sylvain Prunenec : Au fil de la mémoire

Comment négocier ce qui nous échappe, et avec qui ? Une traversée de la danse et de l’Europe avec un guide très avenant.

C’est un joli bout de l’histoire de la « nouvelle danse française » qui débarque sur le plateau. Sylvain Prunenec monte sur les planches depuis la salle, enlève ses chaussures et tend les bras, incline le buste, plie et déplie ses jambes avec une précision d’orfèvre. D’où lui vient cette rigueur formelle ? Prunenec a traversé la danse dans l’esprit ludique de Dominique Bagouet, via les douceurs d’Odile Duboc ou la liberté créatrice offerte (et exigée) par Deborah Hay… Et il a traversé le continent européen, à pied, de Brest à l’île de Sakhaline.

Au fil de…

D’une part, Le Fil, autofiction mémorielle, non documentaire et joyeusement raisonnée, suspendue à ce fil de la mémoire qui se perd au fil du temps. D’autre part, 48e parallèle, retraçant un voyage au fil de l’eau et des steppes. D’un solo à l’autre, la vidéo cristallise les désirs de mémoire. Nous avions déjà rencontré sa fascination pour les traversées lors de la création de Zugunruhe, en 2017, son duo avec Tatiana Julien [lire notre entretien] et il apparaît aujourd’hui qu’il y parlait non seulement d’oiseaux, mais peut-être aussi de son propre état d’agitation intérieure avant un grand départ.

Il y a ce geste, résultat d’une hésitation, lors d’une improvisation en 1982, quand Prunenec est interprète dans la compagnie de Dominique Bagouet, laquelle reçoit Trisha Brown pour diriger une création, ce qui donnera Story as in falling. Un geste raté en quelque sorte, un cas de glitch art corporel. Selon les souvenirs de Prunenec, l’Américaine aima beaucoup et intégra la proposition involontaire dans sa chorégraphie.

…la mémoire perdue

Seulement, quand intéressé se rend au CND, vingt ans plus tard, il visionne la captation de la pièce et le geste en question n’est pas retrouvable. Et pour cause. La mémoire avait flanché, capricieuse qu’elle est. Le corps conserve le geste, mais la tête le range et l’égare…  Faisais-je un rêve, se demande Prunenec, tout Faune, tout flamme. Et finalement, l’énigme s’éclaircit : En vérité, son glitch était apparu dans une pièce d’Odile Duboc ! A l’inverse, la remembrance de son défaut de mémoire est d’une implacable présence, autant mentale que scénique.

Voilà pour le glitch de la mémoire, anecdote suivie de quelques autres, non moins amusantes, où la danse nous est contée depuis le plateau. Qui aurait imaginé tant de fragilités et d’aventures cachées qui se déroulent secrètement, et pourtant sous les yeux du public ? Aucune caméra ne peut les révéler. Seule la générosité du danseur de l’époque et chorégraphe d’aujourd’hui ouvre ces boîtes de pandore. Autant pour le fil de la mémoire…

48e Parallèle : Un goût d’aventure 

Après ces révélations et un entracte, Prunenec passe à une aventure au sens plus classique. Il avait pris la décision, en 2019, de passer cinq mois à traverser l’Europe à pied, d’ouest en est en suivant le 48e parallèle nord. Et cette fois, tout serait filmé ! La traversée eut lieu en compagnie de la vidéaste Sophie Laly, documentant ces instants uniques dont certains revivent, sur le grand écran en fond de scène.

Galerie photo © Marc Domage 

Mais l’approche n’a, là encore, rien de simplement documentaire. Comme dans Le Fil, la poésie prime. Rien à voir avec le genre classique de la conférence-spectacle qui prend un grand coup de vieux. Prunenec revisite son voyage, il remue ses souvenirs et se mue en poète, module ses gestes et le temps, transforme les paysages en tableaux à la Rothko, distille au lieu d’illustrer et crée son propre impressionnisme chorégraphique.

En courant dans la forêt, il échappe à l’ours. En marchant sur le plateau, il tisse les fils de son voyage comme pour nouer un tapis kazakh ou mongol. Ce sont là autant d’univers culturels traversés que de cultures chorégraphiques ayant transité par son corps et auxquels il n’échappe pas, comme il démontre par l’expédition à travers son parcours d’artiste. Sa balade sur le fil du 48e nord est une performance chorégraphique qui transforme le voyage en art.

Thomas Hahn

Festival Faits d’Hiver, le 19 janvier 2024 au Carreau du Temple, Paris

 

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