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Dominique Dupuy nous a quittés

Il incarnait, à lui-seul et à moitié, l'aventure de la danse moderne en France depuis la seconde guerre mondiale, Dominique Dupuy est mort le 1er mai, suivant ainsi Françoise, sa femme et compagnon de lutte, disparue en 2022.

Dans le petit Dictionnaire de la danse de Jacques Baril (1964), vade-mecum de tout amateur d'histoire chorégraphique au XXème siècle, il n'y a pas d'entrée « Dupuy ». Il faut trouver un « Dominique » qui renvoie à un « Françoise et Dominique »… Tout est dit, quoi qu'il ne faille pas se tromper. Ce sont les deux artistes eux-mêmes qui avaient forgé cette appellation, presque une marque déposée (on doit au père de Dominique cette trouvaille), à l'époque où ils œuvraient comme « danseurs concertistes », c'est-à-dire qu'ils donnaient des « numéros » de danse dans les cabarets. Baril ne témoigne d'ailleurs d'aucun mépris, la notice occupe près de la moitié d'une colonne, ce qui dans un dictionnaire montre un respect certain. Mais c'est aussi dire l'intrication des deux personnalités, de Dominique et Françoise – ou l'inverse – dans la défense d'une danse moderne dont la place n'allait pas de soi en France.

Reste que pour mêlés, les deux pionniers n'étaient pas assimilables l'un à l'autre. A commencer par le lieu. Dominique Dupuy est parisien, né le 31 octobre 1930, d'un père très grand publicitaire, dans une famille très aisée et ouverte aux arts. Dès l'âge de huit ans il prend donc des cours de danse avec Jean Weidt, chorégraphe réfugié allemand pour ses idées politiques (son second « groupe de danse » s'appelait Die Roten Tänzer « les danseurs rouges ») le mettait clairement en danger dans l'Allemagne d'après 1933. Mais il s'agit de leçons particulières que le danseur vient donner à la famille au domicile de celle-ci… La guerre survient. Dominique quitte Paris pour la province, y prend des cours de théâtre, revient à Paris à la Libération, continue sa formation entre mime, danse et théâtre. Charles Dullin (théâtre) ou Igor Fosca, Olga Preobrajenska, Mme Illic et Nicolas Zvereff (beaucoup de danse classique, donc), forgent la technique du jeune homme qui endossera même le pourpoint du danseur « classique » pour danser Les Sylphides de Fokine.

Mais en 1947, Jean Weidt revient en France, en profitant de ses permissions, avant même d'avoir été démobilisé. La compagnie s'installe et travaille au Théâtre Sarah Bernhardt. Il faut recruter plus de danseurs. Arrive la jeune Françoise Michaud, elle est âgée de 22 ans, Dominique et elle ne se quitteront plus. Mais la différence d'âge de cinq ans, dit assez combien Françoise fut aussi un mentor pour Dominique du moins dans ses premières années. Tous deux sont interprètes dans le Ballet des Arts de Weidt qui reçoit le premier prix du Concours International de Copenhague en 1948 pour La Cellule, mais la situation reste difficile et Jean Weidt est plutôt compliqué. En 1949 il retourne en Allemagne. Le duo "Françoise et Dominique" se forme et donne des récitals, en particulier dans des cabarets et donne des leçons.

L'année 1955 marque la naissance de leur Académie de danse et de leur compagnie, les Ballets modernes de Paris (1954-1979). Dominique, qui s'affirme de plus en plus comme un exceptionnel danseur solo, crée notamment Histoire du Petit Tailleur (1955), Mouvement en trois mouvements (1961), Le Regard (1967). Ils relisent quelques grandes œuvres du répertoire comme Parade (Cocteau-Satie) et invitent toute une génération de chorégraphes précurseurs de la danse contemporaine à écrire pour eux, parmi lesquels Jerome Andrews (Le Jour où la terre tremblera en 1960, Capture éphémère en 1967, Le Masque de la double étoile en 1968) et Deryk Mendel (Epithalame en 1958, Apprendre à Marcher en 1961).

Toute sa vie, le danseur et chorégraphe a travaillé à la diffusion de la danse contemporaine en France. Il fonde le Festival des Baux de Provence que l'on peut tenir pour le premier festival de danse en France. Dominique et Françoise y invitent en 1964 un jeune américain inconnu, déjà venu en France en 1947 dans une indifférence totale, et qui s'appelle Merce Cunningham. Première tournée de la compagnie du chorégraphe, dans des conditions que l'on qualifiera de « sportives » : le spectacle des Baux est présenté dans les phares de voitures requisitionnées pour suppléer l'éclairage[1] ! Avec l'aide de leur amie Jacqueline Robinson, ils fondent encore les Rencontres internationales de danse contemporaine (RIDC) en 1969, structure de formation encore active aujourd'hui.. Mais la situation reste difficile et la reconnaissance chichement accordée. Françoiseetdominique manquent la création, en 1968, du tout premier « Centre Chorégraphique National » pour la fondation duquel ils ont plaidé en vain au ministère de la Culture et qui sera finalement créé par Jean-Albert Cartier, Françoise Adret et Hélène Traïline (avec le soutien plus qu'agissant de Philippe Tiry, directeur de la Maison de la Culture d'Amiens). Les pionniers prêchent souvent dans le désert…

Occasion d'ailleurs de faire un sort à ce terme de « pionnier » que réfutaient les intéressés eux-mêmes. Dominique Dupuy s’en agaçait beaucoup : « faire de certains des pionniers, c’est souvent une erreur de mémoire, c’est oublier les pionniers qui les ont devancés, car on n’est jamais que pionniers de pionniers. Mais c’est surtout une position commode. La " pionnierisation " est un piédestal sur lequel entreposer les statues plus ou moins décaties ou encombrantes. »[2]

Car s’il y a une permanence dans toute la carrière de ce couple étonnant, c’est de n’avoir rien revendiqué de fondateur mais toujours d’avoir été des passeurs, avec ce que ce mot implique (et toute proportion gardée) de militantisme. Passeurs pour Jean Weidt et pour une certaine danse et culture allemande moderne qui trouvaient fort peu de place en France en cet immédiat après-guerre. Passeurs ils l’ont été pour une génération de chorégraphes qui sans les Ballets modernes n’auraient guère trouvé, sans même parler d’écho, de danseurs pour montrer leurs œuvres. Passeur encore, et plus étonnement, avec Cunningham car rien dans la culture de ces deux personnages ne les porte particulièrement vers la danse américaine, sinon une curiosité insatiable, ceci expliquant sans doute le reste. Passeurs toujours que ce moment un peu à contre-emploi où, ayant dissout les Ballets Modernes en 1979, ils s’investissent dans la pédagogie et les fonctions ministérielles. Dominique travaille à l'Institut de formation à l'enseignement de la danse et de la musique (IFEDEM) qui sera fera partie des éléments fondateur du Centre national de la danse. Il est conseiller du Festival d’Arles, alors consacré à la danse, de 1986 à 1989. Il dirige de 1991 à 1995 le département de la danse de l'Institut de pédagogie musicale et chorégraphique (IPMC).

DANSE documentaire : PAROLES DE DANSEURS from Luc Riolon on Vimeo.

En 1995, ils fondent le Mas de la danse à Fontvieille entre Arles et Avignon, une institution devenue lieu de résidence, avec deux studios, espace de recherche et un fameux plateau extérieur qui va accueillir nombre de propositions. Le Mas fonctionnera jusqu'en 2008. Mais la jeune génération, tout au feu des conquêtes à entreprendre pour la Jeune Danse, se garde un peu des deux militants qui semblent avoir troqué leur avant-gardisme pour l'institution, ce qui était fort mal les juger. Mais chacun de leur côté continue à s'investir et à créer.

Et puis Régine Chopinot qui pourtant n'a guère eu affaire à eux au cours de sa carrière a l’heureuse idée de réunir le couple pour La Danse du Temps (1999) et deux duos pour Françoise et le danseur Wu Zheng : L’Estran (2005) et Le Regard par-dessus le col (2007). La danse française mesure alors combien les deux combattants gardent d'énergie et de volonté. Dans Vanités en leur Enclos (2003), Françoise et Dominique Dupuy jettent un coup d’œil sans amertume mais plein de raillerie sur eux-mêmes.

Ecrivant, inventant -par exemple le projet « Silence » pour le Théâtre National de la Danse / Chaillot en 2017- et ne cessant jamais de s'investir dans le débat chorégraphique. La disparition de Françoise avait cependant rendu Dominique beaucoup moins audible et présent. Dans le fond, et même si le tout n'était pas réductible à la somme des parties, cela restait Françoiseetdominique.

Philippe Verrièle

 



[1]A Vienne où la compagnie poursuivra sa tournée, les conditions furent telles qu'il était impossible de donner le spectacle au Musée d'art contemporain où cela était prévu. Merce Cunningham en inventera les Events…

[2]Sous la direction d'Amélie Grand et Philippe Verrièle, Où va la danse, ed. Albin Michel, 2005

 

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Comments

1

Les "grands Anciens" nous quittent peu à peu, inexorablement, pourtant, il nous est impossible d'être triste, cela leur aurait déplu ! ...
Mais le merveilleux travail des Dupuis ainsi que Jacqueline Robinson, en leur temps, hissa dans une tectonique immense la danse contemporaine, spécialement en France, à un niveau et une rigueur qui resteront à jamais, dans nos corps & nos coeurs ...

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