« Thrice » de Damien Jalet en eaux chaudes
Tout droit sortie de la nébuleuse Jalet-Cherkaoui, la Norvégienne Guro Nagelhus Schia a impulsé une création en trois volets, où Damien Jalet amène les danseurs de cette jeune compagnie dans un voyage à travers l’eau, la pierre et le vent. Aussi Thrice vient de connaître sa première escale hors d’Oslo, à Kalamata, en Grèce, endroit qui réunit les mêmes éléments naturels entre mer et montagnes, mais dans une douceur apparente, aux antipodes des eaux du nord, froides et profondes.
Avec Thrice, Damien Jalet frappe par trois fois, mais en format « light ». Et ce pour des raisons différentes. Il est vrai qu'on a aujourd'hui l'habitude de voir Jalet créer, avec l'artiste japonais Kohei Nawa, des pièces d'envergure aux scénographies complexes, recherche de nouveaux matériaux à l'appui, comme dernièrement pour la création de Mirage au Grand Théâtre de Genève.
Thrice a une tout autre histoire, celle de la rencontre avec la compagnie norvégienne Nagelhus Schia Productions (NSP), l'une des très rares compagnies contemporaines subventionnées par le gouvernement norvégien. NSP réalise la vision d’une danseuse, Guro Nagelhus Schia, ancienne interprète de la compagnie nationale norvégienne Carte Blanche et d’Eastman, fondée par Sidi Larbi Cherkaoui. Ce qui ne fait pas exactement d’NSP une troupe repérée à travers l'Europe. Pas encore…
Jalet en personne avait dans un premier temps conçu pour eux (avec le concours d’Erna Omarsdottir) DuEls, présenté in situ au Vigeland Museum d'Oslo, consacré au plus célèbre sculpteur du pays. Ensuite, ce dialogue avec l’univers hanté de Gustav Vigeland (1869-1943) a donné lieu à un film dirigé par le cinéaste Jonas Åkerlund [DuEls - film - more info — nsproductions] dans lequel on aperçoit à un moment donné les costumes de Médusés, le volet n°2 de Thrice. Après la création à Oslo en juin dernier, cette suite de trois études est arrivée au Kalamata International Dance Festival pour tester la force de ses éléments dans des conditions climatiques et techniques radicalement différentes.
Galerie photo © Archlabyrinth
Triple essai chorégraphique
Si DuEls était une petite forme, la collaboration entre Jalet et NSP s'étoffe avec Thrice, donnant lieu à trois essais chorégraphiques pour des espaces scéniques intimistes. Et c'est vrai même pour Brise-lames, pièce pour neuf danseurs, à l'origine conçue pour l'Opéra de Paris en 2020. Seulement, il y avait les confinements et cette exploration du monde subaquatique a disparu dans les abysses pandémiques de la création. Avalée par un grand trou noir, elle ressurgit en conclusion d’un triptyque célébrant le lien entre l’humain et les forces de la nature.
Thrice : Trois écritures très différentes, trois essais, trois interrogations sur notre rapport à l'air, à la pierre et au feu. Sachant l'intérêt de Jalet pour les philosophies orientales et son lien avec le Japon, on songe à l'architecture d’Itami Jun et ses sublimes musées consacrés au vent, à l'eau et à la pierre qui se trouvent sur l'île coréenne de Jeju. Mais si Ando joue sur l'espace vide, Jalet matérialise les énergies des éléments dans les corps des danseurs.
Galerie photo © Archlabyrinth
Bourrasques, statues et flots
C'est le souffle du saxophone, joué par la vedette norvégienne Bendik Giske, qui donne vie aux trois danseurs de Gusts. Cette bourrasque (gust en anglais) dansée, dans des costumes aux couleurs vives, évoque autant les oiseaux tropicaux que la douce humidité de la forêt vierge, voire les vents circulaires qui peuvent être porteurs autant que dévastateurs.
Et bientôt, on passe à Médusés, où Guro Nagelhus Schia fait partie d’un sextette explorant la pétrification, la manipulation, la sculpture et le désir de s’émanciper d’un pesant sortilège… Même les lumières participent à transporter, apparemment, les personnages d’un endroit à l’autre, les femmes portant des assemblages de fils blancs, légers et aérés, telles des œuvres plastiques en pleine création, évoquant croyances et mythes immémoriaux de Grèce, d’Égypte ou d’ailleurs.
Beauté et menaces maritimes
Dans Brise-lames ils sont finalement neuf (et on est sensible à la progression 3 -> 6 -> 9 de la distribution) à évoquer un état de corps proche de l’impesanteur subaquatique. Sous des lumières bleutées se déploie le tempo régulier et fluide de la mer, dans un grand calme et parfois un état proche de l’abandon. Tout semble respirer une harmonie parfaite et produire chez le spectateur un rare effet d’immersion hypnotique. Mais il y a le son amplifié de la respiration des danseurs qui se mue en étouffement, avant même qu’une caméra capte depuis le plafond l’image des neuf humains dans leurs costumes, apparemment mouillés, qui flirtent avec l’achromie.
Galerie photo © Archlabyrinth
Car la mer est capricieuse et sa sérénité pacifique se mue en composition humaine formant un bateau pneumatique transportant quelques passagers. Tout d’abord, on pourrait les prendre pour des baigneurs profitant du soleil. Mais ils se révèlent être des migrants, épuisés. Ou bien cette lecture des projections s’inspire-t-elle du fait de se trouver à Kalamata, au bord de la rive nord de la Méditerranée, la destination des embarcations de fortune partant de la rive sud ? Jalet, lui, ne laisse rien au hasard et sait comme à son habitude s’entourer d’autres maîtres. Pour cette production covid sur proposition d’Aurélie Dupont pour l’Opéra de Paris, les costumes, les images vidéo et la scénographie sont l’œuvre de JR. Et les subtils dessins au sol dans Gusts et Médusés sont signés Ben Hodges & Carlos Marques da Cruz. Définitivement, à Oslo et chez les excellents interprètes de NSP, Brise-lames a trouvé un refuge rêvé, destination que tant de migrants n’atteignent jamais.
Thomas Hahn
Vu le 23 juillet 2025
Kalamata International Dance Festival, Dance Megaron de Kalamata
Gusts
Chorégraphie : Damien Jalet
Danse : Even Eileraas, Christina Guieb, Aimilios Arapoglou
Lumières : Jan Maertens
Musique live & composition originale : Bendik Giske
Costumes : Craig Green
Scénographie : Jim Hodges & Carlos Marques da Cruz
Medusés
Chorégraphie : Damien Jalet
Danse : Vebjørn Sundby, Guro Nagelhus Schia, Christina Guieb, Karima El Amrani, Shintaro Oue,
Leo Merrien
Lumières : Jan Maertens
Costumes: Line Maher, Bernhard Willhelm
Scénographie : Jim Hodges & Carlos Marques da Cruz
Musique : Winter Family
Composition rythmique : Gabriele Miracle
Brise-lames
Chorégraphie : Damien Jalet
Chorégraphe associé : Aimilios Arapoglou
Danse : Guro Nagelhus Schia, Christina Guieb, Karima El Amrani, Nora Svendsgaard, Vebjørn Sundby, Shintaro Oue, Aimilios Arapoglou, Even Eileraas, Leo Merrien
Images, scénographie et costumes : JR
Musique live & composition originale : Koki Nakano
Lumières : Fabiana Piccioli
Eclairagiste associé : Sander Loonen
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