Montpellier Danse : Salia Sanou crée « D’un rêve »
Une « comédie dansée » sur l’histoire du peuple afro-américain, incarnant le rêve de communion, même entre la scène et la salle.
Ce n’est pas moins qu’un « réenchantement poétique » que vise Salia Sanou, en créant D’un rêve, projet particulièrement audacieux. Mais Sanou est l’un des artistes les plus présentés (et coproduits) à Montpellier Danse, avec désormais onze participations. Il lui fallait donc franchir le cap et enfoncer le clou, en investissant pour la première fois Le Corum, sur proposition de Jean-Paul Montanari. La gloire ! Et la suite ne s’annonce pas mal non plus, avec le Théâtre du Châtelet en février 2022, entre autres. Autant dire que cette pièce était très attendue.
Alors, il fallait voir grand: Chanteurs, danseurs, auteurs et compositeurs de renom pour une « comédie dansée », un objet donc qui ne ressemblerait à aucun autre et qui se définirait finalement comme « la comédie de Salia », terme qu’il improvisa lors de la conférence de presse précédant la première. Une pièce de grande signature donc. Une comédie, certes, dans le sens de la comédie musicale façon Broadway, mais non séparée de sa part tragique. Car le chemin du peuple afro-américain, ici retracé, est semé de souffrance autant que d’espérance. Avec le fameux discours de Martin Luther King de 1963 comme point de pivot, comme déclencheur, comme poème inspirant le chorégraphe autant que deux auteurs contemporains, le poète et slameur Capitaine Alexandre et l’écrivain rappeur Gaël Faye.
Galerie photo © Laurent Philippe
Dans la plénitude d’un champ de coton
Ce parcours, cette longue marche des esclaves déportés d’Afrique et de leurs descendants, aux Etats-Unis comme ailleurs, est loin d’être terminée et l’assassinat de George Floyd par la police états-unienne n’est pas oublié. Mais la pièce s’ouvre sur un chant plein d’espoir de Sam Cooke : « A change is gonna come… », chanson emblématique, écrite fin 1963 sous l’impression du discours de Martin Luther King. Pour ce chœur de chanteuses et de danseur.euse.s (danses heureuses?), Salia Sanou a imaginé un répertoire de gestes clairs, simples et rayonnants qui sonnent comme une invitation à rejoindre l’expression autant que la cause de cette communauté. Tantôt ils serrent le poing, tantôt le bras forme un arc au-dessus de la tête.
Devant eux s’étend la plénitude d’un champ de coton, où ils travaillent dans une marée de touffes blanches, leurs gestes répétitifs et mécaniques faisant ressentir la dure condition des travailleurs forcés. D’un rêve évoque d’emblée le labeur, la peine et les luttes, sur fond d’images vidéo de la marche sur Washington en 1963. Sur le plateau, le discours de Martin Luther King est repris à voix basse, soufflé comme un poème. Ensuite, le chant majestueux de quatre femmes, écrit pour D’un rêve par Lokua Kanza sur un texte sublime de Gaël Faye entre gospel et balade créole : « Si les forces me lâchent… » Ayant d’abord vu le quatuor chanter hors contexte, on croyait à une métaphore. Mais la vue du champ fait immédiatement comprendre que la dure réalité physique est au cœur de cette magnifique complainte. Le travail des champs, chorégraphié à merveille, aligne puissance et musicalité pour une ambiance et des danses chorales qui n’ont rien à envier au célèbre Revelations d’Alvin Ailey.
Galerie photo © Laurent Philippe
D’un rêve suit l’évolution du rôle donné par l’Occident aux populations noires, de l’esclavage au rôle d’amuseur à l’idée de liberté, où le rêve de Martin Luther King deviendrait enfin réalité. Des éléments de décor de revue descendent des cintres et nous passons du champ de coton à un plateau de cabaret. Les descendants des esclaves sont sur scène, dansent, chantent et se font applaudir. Mais cette condition d’amuseur (de haut niveau), avec ses chorégraphies joyeuses et ses unissons galvanisants, tend à enfermer une communauté dans une série de stéréotypes. Le rêve de Martin Luther King allait tellement plus loin.... Logiquement le groupe revient donc à une chorégraphie de revendication, arbore le poing levé et puise une énergie nouvelle dans des chants en lingala et autres langues-sources et langues-racines, avant de fêter sa liberté sur des tubes universels.
Le rêve de communion
« Le plus difficile dans cette création était le travail vocal avec les danseurs », avoue Salia Sanou. Mais la réussite est là. Il n’y a plus de séparation sensible entre les chanteuses et les autres. Tout le monde est artiste chorégraphique, tout le monde chante. Leur communauté est soudée, artistiquement et humainement. Ce qui, heureusement, n’empêche pas des moments de grâce où la danse est mise en exergue: Mention spéciale pour l’incroyable solo de Marius Sawadogo face au groupe. Pourtant Sanou exprimait une idée de communion qui va plus loin : lier la communauté sur scène à celle dans la salle. Pour ainsi souder les deux faces, la musique est au premier plan, avec James Brown (Sex Machine) et Mory Kanté (Yéké Yéké). « Je voulais des morceaux sur lesquels nous avons tous déjà dansé », dit-il. A la fin, une dernière danse chorale sculpte le groupe dans un unisson aussi beau que symbolique, les genoux pliés et les bras ouverts en direction du public, s’inspirant à nouveau de Revelations. « C’est un spectacle qui cherche avant tout la communion avec le public », confirme Sanou. Le sens du terme de « comédie » est là.
Galerie photo © Laurent Philippe
Il faudra pourtant tenir compte de l’expérience faite au Corum, loin d’être concluante sur tous les fronts. Car il est compliqué de mettre en scène des tableaux de revue, pour ensuite nous dire que non, on n’est pas au cabaret où on applaudit tableau par tableau, qu’ici on ne s’adressera pas directement à la salle et qu’on se tournera plutôt vers le fond de scène puisque ceci est finalement une pièce de danse contemporaine pour laquelle on installe tout de même un quatrième mur. A ces signes déjà contradictoires s’ajouta une salle laissée dans un noir complet ainsi qu’une véritable frontière thermique face au plateau. Qu’est-ce à dire ? Alors que le spectacle, et surtout les tableaux situés dans les champs, évoquent fournaise et sueur, le public se givre dans le froid soufflé par la climatisation.
Faut-il transpirer en regardant des femmes et des hommes travailler dans un champ de coton ? Bien sûr que non. Il ne s’agit pas de réclamer un spectacle immersif façon cinéma 4D. Mais il y a des choix à faire qui peuvent favoriser l’empathie ou la freiner. Quand une équipe artistique cherche la communion, la salle et la mise en condition du public font partie de la mise en scène. On était donc loin des choix favorisant la fusion souhaitée. Et pourtant, le public est finalement entré dans le rythme, entraîné par l’hymne We shall overcome, et s’est levé aux saluts « comme un seul homme », pour exprimer joie et gratitude à cet ensemble d’artistes sublimes. C’est le signe de la grande force émotive et affective, esthétique et politique, et donc fédératrice, de cette « comédie dansée» que d’avoir réussi à briser un quatrième mur particulièrement résistant, pour transformer Montpellier en Montpelliékéyéké…
Thomas Hahn
41e festival Montpellier Danse, Le Corum, le 8 juin 2021
Conception et chorégraphie Salia Sanou
Musique Lokua Kanza
Texte Capitaine Alexandre et Gaël Faye
Vidéo Gaël Bonnefon
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumière Marie-Christine Soma
Costumes Mathilde Possoz
Avec Lydie Alberto, Milane Cathala-Difabrizio, Ousséni Dabaré, Ange Fandoh, Mia Givens, Virgine Hombel, Kevin Charlemagne Kabore, Dominique Magloire, Lilou Niang, Elithia Rabenjamina, Marius Sawadogo, Akeem Washko
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