« M.A.D. » de Julien Grosvalet
Il peut m’arriver d’aimer une pièce pour de mauvaises raisons. Par exemple M.A.D. de Julien Grosvalet qui était présenté, dans le contexte du festival Trajectoires, au Stéréolux, salle « dédiée aux musiques actuelles et aux arts numériques » à Nantes aménagée pour les seuls professionnels. Ambiance, ambiance, ambiance et air (triste) du temps…
Alors, il faut se remettre dans le contexte. Imaginer : vous arrivez dans un hall de théâtre. Il y a des gens ! Pas la grosse foule, mais du monde… Ils se parlent ; tous avec un masque certes, mais quand même. Ils attendent d’entrer en salle, dans des effluves de gel hydro-alcoolique, mais avec sérénité. Et quand je suis entré dans la salle, il y avait certes une place sur deux condamnée, mais déjà plein de monde sur le plateau. Des danseurs ! Et même, tout autour, sur un praticable disposé en gradin, des spectateurs qui regardent comme on regardait, avant, la piste de danse ! Et au centre de ces gradins, en fond de scène, les dispositifs d’un DJ… Comme une boîte de nuit, une fête, une teuf, une rave, un dancefloor.
L’image fait plaisir ; elle tranche avec l’atmosphère pesante et grave et, quoi que puissent faire ensuite les huit interprètes, je suis déjà conquis. Le sentiment d’un lieu précieux et perdu.
Les spectateurs sur le plateau, que le chorégraphe appelle des « complices », correspondent à une adaptation de la pièce conçue initialement. Elle devait se tenir en immersion, au milieu d’un public. « J’imaginais que cela pourrait même se faire avec un public debout, explique Julien Grosvalet, mais avec la pandémie… Alors, ils sont à la place que le public devait avoir ». Donc, les copains et les copains de copains deviennent un genre de décor vif (comme dans Ndjila na Ndjila (2008), du chorégraphe congolais Delavallet Bidiefono). Ils suivent un protocole strict, entrant par une autre entrée, attendant dans la seconde salle du théâtre et à cause des reports et des changements, là où ils devaient être cinquante, je n’en compte guère qu’une trentaine. Leur présence donne la sensation d’assister comme en fraude à une liturgie transgressive et mystérieuse, un rite, une messe sombre à défaut de noire
Après avoir marché en marquant les temps, avec une lenteur cérémonieuse, les danseurs font apparaître un rythme. Il parait que c’est du Madison, en réalité, cela n’a aucune importance et seul compte qu’une cadence commune unit le groupe : les échappées des uns et des autres, à tour de rôle et avec quelques moments spectaculaires de lancer de jambes ou d’esquisse de solo se détachent sur fond de cette tendance forte au synchronisme, sinon à l’unisson. Quand ils s’agglutinent autour de la DJ, cette dernière, dans la lumière obscure, a des embrasements de pope orgiaque franchissant l’iconostase dans une fumée d’encens et les danseurs évoquent autant de fidèles. Une cérémonie qui tend vers la transe mais n’y accède pas. Cela s’anime – et même- beaucoup quand les « complices » se lèvent et se mêlent aux danseurs. Jubilation de pouvoir ainsi s’affranchir de la distanciation sociale… Dans les faits, ils ont répété dans l’après-midi, et comme tout le monde, je suis sagement resté sur mon fauteuil, laissant ce substitut de fête se jouer là, à quelques mètres mais hors de portée. Tout reste du spectacle.
La limite me semble là. Ce M.A.D se veut « une communion festive, un soulèvement positif » comme l’écrit le dossier de presse, mais, dans cette configuration, il joue à faire une soirée techno en mimant la transgression. Jusqu’au drapeau noir brandi par un des danseurs, mais comme une outrance plus qu’une révolte. Sur le thème et en prenant la pièce telle que présentée en l’état (difficile d’imaginer le résultat en immersion complète), M.A.D propose la « re-présentation » d’une soirée débridée et ne pousse ni jusqu’à cette transe que vise Gisèle Vienne pour Crown (2017), ni à la réflexion sur le sens de la fête du Syndrome Ian (2016) de Christian Rizzo. Et tant qu’à faire le lien entre l’insurrection et la fête, on peut préférer ce qu’en a fait Thomas Chopin avec Le Charme de l’émeute (2019) à cette nuance que Chopin partait de la manif pour parvenir à la fête et qu’il est sans doute plus facile de faire le chemin dans ce sens. Et puis, pour être juste, le « spectacle » de cette fête constituait, en soi, un tel plaisir, que ses limites de développement ne pesaient guère, et ce M.A.D en reste un moment délicieux où l’on se crut vengé de la situation.
Philippe Verrièle
Vu le 21 janvier 2021 au Stéréolux à Nantes dans le cadre du festival Trajectoires
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