Lukas Karvelis et Vilma Pitrinaité : Deux spectacles très réussis
Un programme formidable qui ouvrait la Saison de la Lituanie en France et la programmation d’automne de l’Atelier de Paris.
Tout commence par une reptation au sol, d’où se dégage une impression spectrale et presque hypnotique renforcée par les voiles qui habillent Dominyka Markevičiūtė. Elle entame un mouvement de torsion qui part uniquement du bassin, le corps comme scotché au tapis du plateau, qui fait penser à une noyée, ou une fille aperçue dans un rêve, avant que la nuit ne la baigne, ou dans une autre réalité. Les mouvements sont à la fois très liquides et désarticulés, comme une nage lente sous l’eau noire, qui finissent par former une spirale sans fin, comme les algues prennent la vague. Et il faut du temps, et que son buste remonte vers la surface avant de comprendre que ses bras sont entravés dans ses manches de mousseline et l’enchaînent et l’entraînent vers les profondeurs.
Galerie photo : Laurent Philippe
She dreamt of being washed away to the coast (Elle rêvait d'être emportée vers la côte), de Lukas Karvelis, raconte une légende lituanienne tragique sur la déesse de la mer Jūratė, enchaînée au fond de la mer Baltique, parce qu’amoureuse du mortel Kastytis, par le dieu du Tonnerre, Perkunas, qui détruit son palais d’ambre et tue son amant.
Et c’est un coup de génie d’avoir imaginé cette sirène sans bras plutôt que sans jambes, mue par la houle, tournant et retournant sans fin, captive des abysses, ouvrant autant de précipices que d’espoirs de retrouver la lumière. Et les tons d’ambre et d’or de Povilas Laurinaitis qui se reflètent sur ce costume si fluide de Morta Nakaitė est également une trouvaille pour nous faire entrer dans l’atmosphère de ce récit, sans jamais devenir narratif.
Galerie photo : Laurent Philippe
Dans une sorte d’apesanteur permanente, comme portée toujours par les flots, qu’elle émerge ou sombre, Dominyka Markevičiūtė, nous enlève dans sa spirale infernale, entêtante et entêtée qui finit en chandelle, comme un ultime plongeon ou un poisson que l’on aurait sorti de son élément. Et Lukas Karvelis, avec sa gestuelle si personnelle, nous raconte ce conte et ses prolongements qui hantent les ressacs de notre imaginaire. Accompagnée par la musique aux accents océaniques de Dominykas Digimas, She dreamt of being washed away to the coast est une pièce magnifique.
Galerie photo : Laurent Philippe
Très réussie aussi, When you’re alone in your forest always remember you’re not alone de Vilma Pitrinaité, mais dans un tout autre registre. Immédiatement, en voyant apparaître Marija Ivaškevičiūtė enveloppée dans un scaphandre, ou une combinaison de protection antiradiations, comment ne pas penser à Tchernobyl, ou à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La Lituanie n’étant qu’à une courte portée de canon de celle-ci, et cette guerre ayant profondément impacté Vilma Pitrinaité et au-delà d’elle, sans doute l’ensemble de ce pays.
Galerie photo : Laurent Philippe
Son corps qui se cambre dans des sortes d’expansions et de contractions ont quelque chose d’explosif et de violent, comme ces cris qui ne profèrent aucune parole avant de se déchaîner dans un brouhaha qui indique le chaos physique et mental né d’une résistance acharnée. Les câbles qui délimitent l’espace ou pendent des cintres servent justement à boucler le son qu’elle génère elle-même à partir d’une machine faite pour cela, qui tord et distord, enroule et amplifie les mots et les bruits, tandis que sont projetés des images des grands rassemblements de Maïdan ou de Marioupol, ou des manifestations lituaniennes pour conserver leur indépendance arrachée à la Russie en 1991.
Mais ces câbles sont peut-être aussi cette forêt dont parle la phrase-titre, Lorsque vous êtes seul dans votre forêt, rappelez-vous toujours que vous n'êtes pas seul, dont on ne sait si elle se veut rassurante ou menaçante.
Galerie photo : Laurent Philippe
Par moment, sa gestuelle, heurtée, voire agressive et provocatrice rappelle un peu celle de Kurt Joos dans La Table Verte (1932), ce qui n’augure rien de bon pour notre avenir. Postures et gestes de la danseuse, inspirés par ces gestes de résistance, mais détachés de leur contexte, et son souffle amplifié, traduisent un sentiment d’urgence absolue, une effervescence corporelle qui annonce un futur combat. Le passage en lumière rouge avec un haut en dentelle traditionnelle, suffisent à dire la fragilité de la vie, comme les villages potentiellement rasés.
Galerie photo : Laurent Philippe
D’une certaine façon, ces deux pièces venues d’un Pays Balte, ont la même qualité à évoquer, suggérer plus que raconter en pliant la chorégraphie à leur propos grâce à une gestuelle inventée et travaillée comme telle. Une capacité devenue plutôt rare sous nos latitudes et que nous saluons à leur juste valeur dans ces deux œuvres.
Ajoutons que les deux interprètes qu’il s’agisse de Dominyka Markevičiūtė, ou de Marija Ivaškevičiūtė sont tout à fait exceptionnelles, dans leur engagement corporel et mental, comme dans la précision de leurs mouvements.
Agnès Izrine
Le 17 septembre 2024 à l'Atelier de Paris, dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France 2024, avec le Lithuanian Dance Information Center.
She dreamt of being washed away to the coast également à la Maison de la Danse de Lyon les 28 et 29 novembre, en compagnie de Hairy 2.0 de Dovydas Strimaitis
Distributions :
She dreamt of being washed away to the coast
Concept et chorégraphie : Lukas Karvelis
Interprétation : Dominyka Markevičiūtė
Musique : Dominykas Digimas
Costumes : Morta Nakaitė
Création lumière : Povilas Laurinaitis
Regard extérieur : Bush Hartsorn
When you’re alone in your forest always remember you’re not alone
Chorégraphie : Vilma Pitrinaitė
Performance : Vilma Pitrinaitė ou Marija Ivaškevičiūtė, en alternance
Son : Elias Durnez
Scénographie et costumes : Elvita Brazdylytė
Lumière : Florian Gaillochon
Dramaturgie : Pascale Gigon
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