« Liberté Cathédrale » de Boris Charmatz
La création monumentale de Boris Charmatz à la Biennale de la Danse de Lyon : une réussite qui donne à penser.
Liberté Cathédrale de Boris Charmatz se lève dans l’urgence de grandes courses à corps perdu, dans une énergie d’après tout, mais ensemble. Dans le titre de Boris Charmatz, Liberté Cathédrale, on perçoit une opposition dans l’apposition que le chorégraphe, récemment nommé à la tête du Tanztheater Wuppertal autrefois dirigé par Pina Bausch, traite avec subtilité.
Liberté Cathédrale, créé dans la monumentale Mariendom, une église brutaliste de Neviges pour plus de vingt danseurs du Tanztheater et de [terrain], la compagnie du chorégraphe, se déroule en quatre parties distinctes.
À la Biennale de Lyon, la troupe, forte de vingt-trois interprètes, investissait donc l’un des halls gigantesques des anciennes Usines Fagor. Un espace très ouvert – surtout que nous l’avons vu en matinée, donc en lumière jour – où le spirituel se doit donc de côtoyer l’industriel (mais ces grandes friches ne sont-elles pas la trace des nouvelles religions qu’a créé la société de consommation du 20e siècle ?).
En tout cas, Liberté Cathédrale s’ouvre comme une grande fresque , où les danseurs envahissent l’espace de leur course et chantent en chœur et a capella des lalala aux intonations beethoveniennes – qui se révéleront être la dernière sonate opus 111du compositeur, et chutent d’un même mouvement, s’effondrent, se tortillent au sol, crapahutent, et se relèvent pour enchaîner une nouvelle ruée, illustration saisissante de cette liturgie du corps glorieux et vulnérable commun à la danse et à la religion qui nous raconte le surhomme et son pendant, l’être pitoyable et mortel. Une de ces appositions oppositions qui nous représentent donc à la fois la fabrique des fascismes et leur volonté d’éradication des « faibles »– puisque la glorification de corps semblables trouve sa réplique dans la destruction massive de corps rendus anonymes et insignifiants au nom de la même idéologie – mais aussi l’être ensemble à la fois dans l’unisson et la jonction dans un même enchaînement gestuel des corps vainqueurs et vaincus comme rempart à la barbarie.
Galerie photo © Blandine Soulage
Mais, bientôt, tandis que sonnent des cloches désordonnées, la gestuelle se singularise et s’intensifie, se chaotise pourrait-on dire, chacun apportant son vocabulaire chorégraphique, avec une forte disparité de mouvements, puisque la distribution rassemble des interprètes venant de l’Opéra de Paris, comme d’anciens de chez Pina Bausch, en passant par toutes sortes de formations. La chorégraphie est explosive, haletante, avec des sauts vertigineux, des débordements tumultueux, des portés fugaces et impressionnants, des jaillissements fulgurants et quelques arabesques. Mais cette dislocation des langages comme des mouvements, fait qu’ils ne « s’entendent plus » comme en témoigne la séquence suivante, où danseurs et danseuses, bouche béante, profèrent dans le silence des mots muets et s’éparpillent. Faut-il y voir un parallèle entre cette Cathédrale et l’épisode biblique de la Tour de Babel, dont les dimensions gigantesques écrasent l’humanité au lieu de la libérer, où la totalité devient totalitaire, et que s’affirment des langues différentes pour l’en empêcher ? Peut-être. Peut-être aussi Boris Charmatz pose-t-il la question de la démocratie qui menace d’éclater sous la pression des individualismes de nos sociétés actuelles ? Des tensions entre liberté et cathédrale, universalité et particularismes ? Ou bien nous raconte-t-il la fin de cette humanité inattentive et agressive envers les autres comme envers la nature ainsi qu’en témoigne une troisième partie où les danseurs viennent agresser les spectateurs (à l’heure où le consentement est recherché c’est plutôt brutal !). Tout en chantant Fuck the Pain Away de Peaches, ils invitent quelques personnes du public à venir danser à une ronde, et, paraît-il, récitent un poème de John Donne (1572-1631) : « la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain », mais resté inaudible (volontairement ?) à la plupart d’entre nous.
La quatrième partie, fin grandiose, ténébreuse, d’une sombre beauté picturale, ressemble à un charnier, où les corps précaires, portés, hissés, tirés, évoquent les images de nos écrans quotidiens : la guerre, la mort, les migrations de réfugiés, l’effondrement généralisé, tandis que l’orgue orchestré par Phill Niblock nimbe de ses sons mélodieux, puissants et funèbres toute la scène. Jusqu’à ce qu’une dernière femme en équilibre fragile sur demi-pointe ferme le banc tandis que tout s’arrête brusquement.
L'extinction brutale des flèches lumineuses verticales d'Yves Godin ferment soudain les portes de cette cathédrale contemporaine et de sa fragile liberté.
Agnès Izrine
Vu le 24 septembre aux Usines Fagor, Biennale de la danse de Lyon.
Egalement : Opéra de Lille, 14 au 19/12
Théâtre du Châtelet, Paris, 7 au 18 /04/2024
Chorégraphie : Boris Charmatz
Avec : l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal, et les invité·e·s* : Régis Badel*, Emma Barrowman, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Julien Gallée-Ferré*, Letizia Galloni, Tatiana Julien*, Milan Nowoitnick Kampfer, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Julian Stierle, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Aida Vainieri, Solène Wachter*, Frank Willens
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