Les Adieux d’Aurélie Dupont dans « l’Histoire de Manon »
Aurélie Dupont préfère danser les héroïnes qui meurent à la fin.Elle a donc choisi le rôle de Manon pour faire ses adieux à la scène de l’Opéra Garnier avec pour partenaire Roberto Bolle, star du Ballet de la Scala de Milan venu exprès pour elle danser en artiste invité.
Selon le chorégraphe, Kenneth MacMillan, « La Manon de l’abbé Prévost est une jeune fille de seinze ans, belle, qui aime la vie et qui ne sait résister au plaisir qui passe. Elle est charmante, mais amorale. Il y a encore en elle quelque chose d’enfant. Elle n’est qu’instinct ». Si cette analyse correspond assez bien au personnage créé par l’Abbé Prévost dans son roman (1731), Aurélie Dupont, elle, a fait de Manon une héroïne balzacienne, plus romantique que frivole, digne de Splendeurs et misères des courtisanes.
Sa Manon, loin d’être une enfant qui ne saurait pas choisir entre un vieux riche et un beau jeune homme désargenté, est une femme, certes très jeune – et Aurélie, le soir de ses adieux avait littéralement l’âge et la fraîcheur du rôle – mais pleinement consciente de la spirale qui va l’entraîner vers l’enfer.
Grâce à un jeu de nuances très subtiles qui s’immiscent tant dans son regard que dans les intentions de ses mouvements, c’est toute l’horreur de la misère et de la violence faite aux femmes tant dans le Siècle des Lumières que dans l’affreux XIXe siècle qui le suit, qu’elle met en scène, arrivant par sa seule présence à camper un contexte social et historique. C’est en cela qu’Aurélie Dupont est une étoile inimmitable.
Elle ne joue pas la coquette, ni même la courtisane, rôle dévolu à la Maitresse, incarnée brillament par Alice Renavand avec un chic ravageur, qui affirme d’une seule œillade, qu’elle connaît son pouvoir et sa place dans cette société dépravée. Ce qu’elle dépeint, c’est une femme saisie par l’amour contrainte d’y renoncer par la raison de sa condition.
Dans le couple qu’elle forme avec Des Grieux interprété à merveille par Roberto Bolle, qui paraît tout aussi juvénile que sa partenaire, ce sont les premiers émois d’une passion infinie qui les lie l’un à l’autre dans un duo sensible et exalté, puis beaucoup plus sensuel dans la scène de la chambre, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler par moment, celle de Carmen de Roland Petit, bien que davantage en demi-teintes.
À l’arrivée de M. de G.M. et de son frère, Aurélie Dupont change de visage pour devenir une femme à la fois hautaine, résignée et malgré tout tentée par le luxe que suppose cette odieuse manœuvre. Manipulée par les uns et les autres, elle sait être ailleurs tout en étant sous le regard de Des Grieux.
Dès le deuxième acte, cette ambiguïté admirable est encore mieux développée. Sa façon d’accepter le bracelet de diamants étant un miracle de sentiments contradictoires exprimés avec une retenue qui contraste à merveille avec la perversion et les sombres machinations de son frère que joue Stéphane Bullion avec la pointe de vulgarité qu’il faut.
Dans le rôle de M. de G.M. Benjamin Pech est parfait dans sa hauteur méprisante et son rictus aristocratique.
Roberto Bolle en Des Grieux est touchant du début à la fin. L’inconséquent, l’impulsif qui ne sait suivre que ses instincts, c’est lui. Romantique en diable, seule sa danse est calculée au millimètre d’une technique sans faille.
Il faut dire que les variations conçues par MacMillan sont retorses : appuis inattendus, arrêts surprenants, tours à la seconde pris on ne sait comment, tours en dedans qui s’enchaînent à la limite du déséquilibre, portés étranges, rien ne facilite la tâche des danseurs dans cette chorégraphie qui n’a de fluide que l’apparence.
La mise en valeur des jambes des danseuses passe par de curieuses expositions, notamment les portés jambes tendues « en ciseaux » de l’héroïne.
Dans cette chorégraphie, tout est faux semblant, tout est dans la nuance. Pas de prouesses directement démonstratives mais une attention de tous les instants et la nécessité d’une technique d’airain.
À ce titre, le duo final qui joue sur l’épuisement est une sorte de quintessence des destins tragiques.
Aurélie Dupont, devient pour finir cette Manon fragile, malmenée, déboussolée, à bout de ressources avec un naturel confondant qui donne à l’œuvre toute sa force dramatique. La mort de Manon signée Aurélie Dupont restera sans doute dans les annales des grandes interprétations.
Photos : Jean Couturier
Le public ne s’y est pas trompé qui a applaudi l’étoile sortante pendant vingt-cinq minutes.
Très émue sous la pluie d’étoiles qui tombait des cintres sur les haillons de Manon, elle a collé une étoile sur sa poitrine, comme pour ajouter un léger trait d’humour à ce moment d’une intensité rare.
Elle a été rejointe par Hervé Moreau, avec lequel elle aurait dû partager cette soirée s’il n’avait pas été blessé pour danser Des Grieux, puis par Pierre Lacotte, Benjamin Millepied et Brigitte Lefèvre, ainsi que Manuel Legris. Enfin, ce sont les étoiles qui lui ont rendu hommage, avec Agnès Letestu, Dorothée Gilbert, Laura Hecquet et Amandine Albisson. Puis ses enfants, Jacques et Georges sont venus à ses côtés.
À l’issue de la représentation, Fleur Pellerin, ministre de la Culture est venue lui remettre les insignes de Commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres. Après les discours de Stéphane Lissner et Benjamin Millepied, qui a rendu un hommage appuyé à sa prédecessrice Brigitte Lefèvre, elle a remercié ses professeurs, Lyane Daydé, Max Bozzoni et Jacqueline Moreau, les chorégraphes avec lesquels elle a travaillé, avec une émotion particulière pour Pina Bausch, celle qui l’avait choisie « parce qu’elle aimait ses faiblesses » et lui a permis de danser autrement, ses médecins et kinés qui lui ont sauvé sa carrière après un très mauvais accident au genou (elle était réapparue sur scène dans… Manon !) , enfin sa famille, Jérémie Bélingard « dont elle est fière d’être la mère de ses enfants » et pour finir, Brigitte Lefèvre qui l’a nommée étoile il y a dix-sept ans et surtout « son » public.
La carrière d’Aurélie Dupont n’est pas finie pour autant, puisqu’elle dansera encore avec Saburo Teshigawara et Wayne McGregor, mais surtout, ne quittera pas l’Opéra puisqu’elle va assumer le rôle de Maîtresse de ballet pour les solistes, à la demande de Benjamin Millepied.
Agnès Izrine
Opéra Garnier, le 18 mai 2015
Le 30 mai, une grande soirée hommage sur France 3 et Culturebox : ballet, documentaire, coulisses en simultané
Le ballet L'Histoire de Manon dansé le 18 mai sera filmé par Klapisch et diffusé sur France 3 et Culturebox le 30 mai, en deuxième partie de soirée. Il sera précédé du documentaire que Cédric Klapisch a consacré à Aurélie Dupont en 2009 (Aurélie Dupont, l'espace d'un instant)
Le 30 mai, Culturebox proposera également une expérience live immersive et inédite. En se connectant sur culturebox.fr/aureliedupont, les internautes pourront suivre la soirée d'Adieu d''Aurélie Dupont à l'Opéra Garnier et découvrir en simultané les coulisses du ballet, comme s'ils y étaient.
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