« Glitch » de Samuel Lefeuvre et Florencia Demestri
Un duo qui relève de l’art du geste, dans l’esthétique du glitch art. Perturbant et lucide.
Le glitch art transforme une image ou un son, accidentellement distordu, en œuvre d’art. Si l’image de départ est elle-même un œuvre, deux strates se superposent. Le glitch du geste est ici capturé dans un glissement entre le bonheur de la normalité et la terreur de la perte de contrôle, par deux protagonistes. Où le corps et l’esprit entrent dans un état « borderline », questionnant notre rapport à la normalité et à la technologie.
Tout commence sous les meilleures auspices pour les protagonistes. Une femme, un homme, tout de blanc vêtus, visiblement épris l’un de l’autre - et c’est tout naturel puisque Demestri et Lefeuvre sont un couple à la ville - se promènent dans un paysage imaginaire. Se regardent, conversent, explorent leur coin de paradis. Et tirent là sur une corde tout sauf futuriste. Les costumes rappellent le lin blanc du 17e siècle, comme pour des tenues d’artisan, mais sont en même temps inspirés du Bauhaus. Mais l’aspect historisant est une ruse. Sur les costumes, Nicolas Olivier envoie une coloration mystérieuse et distordue, tel un camouflage, et pour ce faire, il emploie des moyens qui appartiennent à notre temps, époque ainsi éclairée dans toute sa vertigineuse confusion.
Dans sa coloration irréelle, ce qui est projeté sur les habits ressemble fort à des parties de corps des deux protagonistes qui, dans la perception du spectateur finissent par ne plus former qu’un seul corps. Tout est fait pour perturber la perception. Et même au sol, leurs ombres se mettent à vaciller, à sauter, à vriller, et changent parfois de couleur. A l’instar des gestes, les ombres font glitch : les corps se figent, alors que leurs reflets se drapent de couleurs et exécutent un ballet mécanique aux allures stroboscopiques.
Galerie photo © Laurent Philippe
Alerte ! Si notre ombre nous échappe, n’allons nous pas perdre pied ? Les ombres qui ici se mettent à danser étant faites de faits technologiques, on saisit immédiatement le lien avec le glitch art, né dans les failles d’une technologie qui nous domine, de plus en plus. Sommes-nous en train de vendre notre âme à la technologie comme Peter Schlemihl, personnage d’Adelbert von Chamisso, vendait son âme, et donc son ombre, au diable? Demestri et Lefeuvre évitent de se lancer dans des discours et cherchent une dimension poétique, exactement comme les glitch artists visuels.
Porté par le corps humain, le glitch art scénique invite à regarder nos propres failles. Glitch fait parler le geste, mais le fait bégayer, trembler, se dérégler. Entre l’humain et l’automate, les corps hésitent, dans une savante schizophrénie. Derrière la perte de contrôle du corps on entrevoit, en embuscade, le glissement mental. Au bout du compte, la folie aussi est une forme de glitch.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 10 septembre au CDCN Atelier de Paris, dans le cadre de Indispensable !
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