Entretien avec Amine Boussa et Jeanne Azoulay
La Compagnie Chriki’Z présente sa création, fiBraM à Kalypso le 8 novembre prochain. L’occasion de découvrir un duo atypique, complice et fusionnel…
DCH : Votre compagnie se nomme Chriki ‘z. Pourquoi ?
Amine Boussa : J’ai commencé la danse à Alger et j’ai énormément dansé avec Kader Attou. A l’époque, sa compagnie Accrorap avait mis en place tout un programme pour développer la danse là-bas. Il y a eu une création, Douar, qui a eu beaucoup de succès. Nous voulions monter une compagnie. Mais, une fois la compagnie Accrorap et le support de la France partis, c’est devenu très compliqué, surtout administrativement parlant. En cherchant le nom de cette compagnie, nous avons pensé à ce mot : chriki. Ça veut dire associé, mais les gens se le disent quand il y a une amitié vraiment forte, ils ont rajouté le Z pour le style. Malheureusement, cette compagnie n’a pas été plus loin. Quand j’ai monté ma propre structure, eu égard à tous les talents là-bas qui n’ont pas pu émerger, j’ai gardé ce nom comme un hommage – en leur demandant leur autorisation bien sûr.
DCH : Et vous êtes arrivée après…
Jeanne Azoulay : C’est ça. La rencontre s’est faite en 2011, j’ai commencé en tant qu’interprète. En m’investissant, j’ai suivi ma recherche d’écriture chorégraphique dans un processus totalement naturel, et maintenant nous écrivons à quatre mains avec deux ressentis différents, celui sur le plateau et Amine plus extérieur.
DCH : Pourquoi ce titre fiBraM, qui signifie filament en latin ?
Jeanne Azoulay : Nous avions envie de convoquer sur le plateau des éléments dont on pourrait penser qu’ils dissonent, une voix lyrique, du oud, plutôt issu d’une tradition arabe andalouse, et, au niveau de la danse, des corps et une gestuelle presque à l’opposé les uns des autres. Et le filament, c’est un lien ténu qui ne craque pas.
Amine Boussa : C’est l’idée que tout tienne à un fil, et de trouver un équilibre entre ces forces contraires. fiBraM symbolise aussi un jeu, un fil entre réel et imaginaire. Cette frontière fine entre un monde immatériel où tout se passe bien, où tout est en harmonie porté en scène par la voix d’Alice Duport-Percier, une voix vraiment lumineuse, et des moments plus tendus …
Jeanne Azoulay : On perçoit une tension mais libre à chacun de la lire, de la sentir, de l’interpréter comme il l’entend. Nous n’avons pas spécialement envie de poser des mots dessus, dans une sorte de va-et-vient…
Amine Boussa : Surgissent des émotions différentes selon l’un ou l’autre des deux univers… Nous prenons souvent pour exemple Le Labyrinthe de Pan, le film de Guillermo del Toro. Il conjugue à un réel très concret, l’Espagne franquiste, une petite fille qui découvre un univers avec des créatures un peu bizarres, dont on ignore si elles se situent dans la réalité ou pas. fiBraM est loin d’être inspiré du film, mais nous aimons ce type d’atmosphère.
Photos : Emma Darrier
DCH : Comment arrivez-vous à faire percevoir ces deux mondes ?
Jeanne Azoulay : Il y a un gros travail au plateau, d’abord avec la création lumière de Nicolas Tallec. Nous avons matérialisé ces univers par le chaud et le froid. Il y a énormément d’ampoules – d’où le « filament ».
Amine Boussa : Au niveau sonore, nous alternons des passages en mineur, des saturations, plus Alice et sa voix lyrique qui vient un peu adoucir l’ensemble.
Jeanne Azoulay : Et le joueur de oud, Jérôme Levatois, jongle entre la chaleur d’un instrument traditionnel et un oud électroacoustique, sur lequel il peut travailler des sonorités presque rock, ça grince un peu. Ensuite, dans les corps, nous avons exploré des notions de tension, ou d’harmonie enveloppante.
Amine Boussa : sachant que Jeanne partage le plateau avec Teddy Verardo qui possède une gestuelle tout étirée, aérienne, tout en fluidité, très légère, alors que Jeanne est vraiment ancrée dans le sol, avec une énergie très viscérale. Bien sûr, nous créons des interpolations entre ces gestuelles.
Jeanne Azoulay : Nous ne voulons pas que ce soit perçu comme un combat, mais plutôt comme une recherche d’harmonie entre ces différentes entités qui s’opposent de prime abord.
Amine Boussa : Le but est que les gens voyagent dans ces « mondes ». Petit à petit, nous nous sommes retrouvés à parler de voyages, comme d’aller d’un monde à l’autre, et malheureusement ça nous rappelle ce que l’on vit en ce moment, les exils, etc.
Jeanne Azoulay : Et les recherches d’Eldorado,
Amine Boussa : Nous partons d’un environnement un peu sombre, vers un monde un peu plus lumineux…
DCH : Vous vous inscrivez dans la danse hip-hop, mais dans votre pièce, on sent de multiples influences esthétiques…
Jeanne Azoulay : En termes de gestuelle à proprement parler ça n’est pas forcément conscient ou voulu. Nous n’avons jamais souhaité être les porte-étendards d’un style ou d’une technique
Amine Boussa : hip-hop notamment
Jeanne Azoulay : Le fait est que nous sommes issus de cette technique là, mais nous choisissons instinctivement notre type de gestuelle par rapport à ce que nous avons envie de dire, ou la relation entre les interprètes que nous voulons développer. Il est vrai que nous ne cherchons pas une technique particulière quand nous recrutons des interprètes. C’est aussi la raison pour laquelle nous organisons très peu d’auditions car nous misons plutôt sur des rencontres d’entités avec lesquelles nous nous projetons pour une création.
Amine Boussa : Certes, nous venons tous de la danse et de la culture hip-hop. Mais aujourd’hui, en France, il y a des milliards de danses hip-hop et c’est pourquoi le hip-hop « à la française » s’exporte aussi bien. Nous avons beaucoup tourné à l’étranger avant de tourner en France, et, pour répondre à votre question en matière d’influences, j’aurais fait les Beaux-arts si le break n’était pas venu me kidnapper.
Jeanne Azoulay : Nous sommes très imprégnés aussi de culture cinématographique. En fait nous n’avons pas la sensation de faire des recherches pour des créations, mais c’est parce que nous allons toujours voir ailleurs pour nous imprégner de nouvelles esthétiques et d’autres formes d’art que l’inspiration vient.
Amine Boussa : Il y a une phrase de Picasso qui reflète vraiment ça : « quand l’inspiration viendra qu’elle me trouve en train de travailler. »
Photos Emma Darrier
DCH : Pourquoi donnez-vous à certaines de vos pièces, comme pour fiBraM des noms latins ?
Amine Boussa : Le nom d’une pièce est très révélateur. Parfois trop. Je suis fan de cinéma coréen. Un film qui m’a énormément marqué, a vu son titre changé quand il est arrivé en Europe, « pour qu’il soit plus parlant ». Du coup, ça dirigeait le regard du spectateur… ou plutôt ça le fourvoyait ! Pour nous il est important de ne pas trop influencer le public, et de faire un effort pour savoir ce que veut dire le mot.
Jeanne Azoulay : Par exemple nous avons intitulé l’une de nos pièces L’IniZio parce qu’elle évoque La Genèse de Michel Ange peinte sur la voûte de la Chapelle Sixtine, avec pour musique le Miserere d’Aegri qui, à l’époque, ne se chantait que dans la Sixtine, sur des jours de prière bien particuliers. Donc, il était naturel pour nous de titrer « le commencement » en italien.
DCH : Comment avez-vous trouvé Jérôme Levatois, le joueur de oud et la soprane Alice Duport-Percier ?
Amine Boussa : Même si nous ne faisons jamais d’audition, nous n’avons pas de réseau musique, c’est Alexandre Dai Castaing à la direction musicale de la pièce qui a tout composé et nous a présenté des artistes, mais nous avons mis du temps avant de trouver la bonne équipe. Nous ne savions pas quelle tessiture de voix il nous fallait.
Jeanne Azoulay : Nous savions ce que nous voulions, mais nous ne savions pas le formuler.
Amine Boussa : Idem pour le oud, parce que le chaâbi algérien n’est pas joué de la même manière qu’en Andalousie ou en Irak.
DCH : Et pour les costumes ?
Amine Boussa : il y a quelque chose que le public ne peut sans doute pas percevoir mais ce que ça raconte est important à nos yeux. Ce sont des impressions. En fait Claude Murgia, notre costumière, nous a posé toutes sortes de questions. Nous avons travaillé un an et demi en amont. Et toutes ces discussions sont représentées en impressions superposées. Si on regarde on ne comprend pas forcément de quoi il s’agit. Il y a un plan de la Casba posé sur une lune, il y a des mots qui parlent de voyage, qui sont entremêlés.
Jeanne Azoulay : Il peut y avoir des grillages, des tempêtes, nous avons fait tout un collage. Ce n’est pas perceptible à l’œil nu mais ça donne du relief au tissu.
Amine Boussa : S’ils ne le voient pas ce n’est pas grave. Je pense que la danse est faite pour être ressentie et non comprise. C’est ce qui fait que certains pensent que la danse n’est pas pour eux, alors que la danse, c’est pour tout le monde !
Propos recueillis par Agnès Izrine
A voir le 8 novembre à 20h30 La Ferme de Bel Ebat, théâtre de Guyancourt, dans le cadre du festival Kalypso.
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