« Danse de nuit » de Boris Charmatz
Hors théâtre et nuitamment, un commando de six danseurs agrippe avec force les inquiétudes d'une époque de plomb.
Avant toute discussion, souvenons-nous d'avoir vu tant et tant de pièces qui ne déplacent pas grand-chose, ne soulèvent que des questions faibles, a fortiori ne risquent guère de réponses. À cette aune, saluons très vivement danse de nuit, dans laquelle Boris Charmatz et son équipe affrontent leur époque sans esquive.
Au dessin de presse, à la caricature, au trait sur le papier, s'attachent des sensations de fulgurance, de légèreté et d'éphémère. Depuis de longs mois, ces sensations sont diamétralement contredites par l'ombre portée de la tragédie du 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. Un poison s'est instillé, qui a fait l'époque tourner au plomb, épaissie et pesante. Néanmoins riche en rassemblements.
La danse de danse de nuit résonne avec cela ; toute en consistance, âpre et abrasive. Mais tout autant incisive, nerveuse et très rapide. On y ressent un travail de corps tissé au contact des impulsions d'un état social. D'urgence. Et de prise de parole. La pièce se donne de nuit. Une nuit creusée par les faisceaux très mobiles de lumières portées à dos d'hommes et de femmes, au cœur même de l'action (solution forte, pensée par Yves Godin).
Autour de danse de nuit, Boris Charmatz a développé une rhétorique de référence aux danses de rue. On n'est pas sûr de bien la saisir quand, dans les faits, cela se donne dans l'espace clos, filtré à la billetterie, d'un événement produit par le Festival d'Automne, pour un public de soirée de première au Théâtre de la Ville. Trop de codification et paramètres de sélection s'y trouvent immédiatement engagés. Il ne s'aurait s'y vivre une quelconque situation de rue. Jusqu'à l'insolite mention, sur le fascicule de salle, selon laquelle danse de nuit constituerait « un spectacle pour public averti » (sic).
Or on s'est convaincu que les contradictions politiques dans les conditions de monstration de danse de nuit ne suffisent pas à amoindrir sa portée esthétique – et donc politique, par retournement paradoxal. Sa force physique demeure totalement opérante. Même in situ, le contexte n'épuise pas tout, des ressorts de la portée d'un geste artistique. danse de nuit est une pièce puissante.
Récemment à Paris, cela s'éprouvait dans la Cour carrée du Musée du Louvre. Initialement, danse de nuit aurait dû se produire dans une autre cour du même musée, habituellement inacessible aux visiteurs. Au moins un effet d'inédit venait exciter un réflexe de curiosité. L'obsession sécuritaire est passée par là. Voilà la pièce rattrapée par le contexte de son atmosphère même. Jusqu'à l'apparition, au cours de son déroulé, de soldats armés de Vigipirate – aucun dramaturge n'aurait osé le rêver.
Difficile d'imaginer dans Paris un lieu plus empreint d'humeur aristocratique, que la splendide Cour carrée du Musée du Louvre, toute ordonnancée. Or les six danseurs de danse de nuit s'y déplacent à maintes reprises, avec une agilité de commando, tantôt groupés, tantôt éparpillés. Comme on n'est pas dans la rue, c'est bien un public pré-constitué qui entre en déambulation, déterminé dans son statut de spectateur.
Il en découle une métachorégraphie plutôt impressionnante, de configurations renouvelées et très diverses. Cela va du simple grand cercle, typique d'une situation de spectacle de rue, à une variation d'accompagnement quasi manifestant, fractionnements, agitations, proximités et esquives. Le public a sa lourdeur, fait masse ; il a aussi ses alertes, nerveuses. Il s'agrège dans l'invention d'une agora chorégraphique. Il se tend dans les accidents d'une confrontation à l'espace. Espace habité. Agité.
Il n'y a pas de musique dans danse de nuit, mais une glossolalie, pour reprendre le terme de Boris Charmatz. Les danseurs y brassent des extraits écrits issus de leurs improvisations, des citations d'une grande variété d'auteurs, propos d'actualités, lignes du chorégraphe lui-même, textes de Tim Etchells. De ce dernier, notons une réflexion souveraine sur le désir de disparaître, ne jamais faire trace, qui résonne très fort dans une société intégralement sous contrôle.
Cette surabondance de sollicitation discursive peut finir par produire dispersion, lassitude, voire égarement de la perception. Qui trop embrasse mal étreint. Mais cet éreintement du sens n'est pas sans justesse, au regard de l'intention de la pièce, qui ne vise surtout pas la stabilité tranquille. Outre le froid, la bruine, on a pensé que la sensation d'épuisement, à la longue, pouvait aussi venir de la vastitude exagérée, et géométrie implacable, qui caractérisent la Cour carrée.
En lui-même, le matériau textuel, très composite, déclamé par les danseurs, est un tenseur chorégraphique. Ses lignes de pensée prennent la forme de trajectoires scindant l'espace. Ses éclats de mots peuvent s'entendre en cris de ralliement, qui appellent la foule. Ses rythmes massent, soulèvent, l'action des corps. Rebondissant sur la dureté du pavé, celle-ci est souvent saccadée, frappée, pleine de stries, de pliures, et comme arrachée, rapide, (pro)jetée.
Elle se suspend aussi dans quelques gestes énigmatiques. Des mains se rejoignent, tournent autour d'elles-mêmes, pour se soulever, lentement, en direction du ciel – puisqu'il est bien là, et non un plafond. Il y a puissance rituelle. Résonance à exorciser. Ailleurs, une chaîne enchevêtrée de corps, couchés au sol, appelle indubitablement un tableau de mort. Oui, mais en mouvement, comme émue, en devenir, pétrie de questionnement – à rebours des sidérations de l'imagerie journalistique.
Les six interprètes impressionnent dans leur engagement à porter leur pièce. Dans leur abondant discours, surnage l'appel à « un espace où être libre de penser ce qu'on va pouvoir faire », comme l'appariement d'un « espace libre » avec « un esprit libre ». C'est quand même bien de cela qu'il s'agit, dans cette intervention chorégraphique. Vite, très vite, les spectateurs se dispersent, plus vite qu'ils ne le font aux portes des théâtres. Or l'empreinte incorporée de danse de nuit peut se révéler durable, tenace, contre toute dissipation.
Gérard Mayen
Spectacle vu le 19 octobre 2016 à Paris, Cour carrée du Musée du Louvre, dans le cadre du Festivala d'Automne à Paris, avec le Théâtre de la Ville et le programme New Settings de la Fondation d'entreprise Hermès.
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