Bruno Bouché : « Il y a beaucoup de dogmes à démolir »
Ancien danseur du Ballet de l'Opéra de Paris, Bruno Bouché est depuis 2017 le directeur artistique du ballet de l'Opéra national du Rhin. Sa seconde saison bat son plein. Ce 10 janvier à Srasbourg sera donnée la première représentation du Lac des cygnes. Bruno Bouché a confié cette nouvelle version au chorégraphe contemporain Radhouane El Meddeb, qui n'avait jamais poussé la porte d'un ballet académique. Dans l'entretien qui suit, Bruno Bouché expose les raisons d'un choix si audacieux.
Danser Canal Historique : Le lac des cygnes compte parmi les ouvrages les plus emblématiques de la grande tradition de la danse classique. Bruno Bouché, à la tête du Ballet de l'Opéra national du Rhin, votre projet artistique consiste à questionner les enjeux d'un ballet européen au 21e siècle. Alors y a-t-il un paradoxe à ce que ce projet très actuel en passe, cette saison, par la reprise d'une œuvre aussi canonique ?
Bruno Bouché : Il est vrai que mon projet artistique ne se résume pas à des relectures actualisées de chefs d'oeuvre de la danse classique. Je veux également explorer de grands titres du cinéma ou de la littérature, dotés d'un fort impact imaginaire pour le public, et qui n'ont pas fait l'objet d'un traitement chorégraphique jusqu'à ce jour. C'est ce que je désigne comme la nécessaire invention d'une nouvelle dramaturgie. Pour en revenir à l'actuelle production du Lac des cygnes, soulignons que la proposition de Radhouane El Meddeb appartient totalement à notre 21e siècle. Ce chorégraphe a décidé d'utiliser pleinement le langage académique ; mais de le faire pour s'adresser pleinement au monde contemporain. Il en découle une dramaturgie entièrement nouvelle.
DCH : Vous avez effectué toute votre carrière dans les rangs de la danse classique, pour l'essentiel au sein du Ballet de l'Opéra de Paris. En fonction de cette expérience personnelle, de quelle vision du Lac des cygnes, particulièrement forte dans ce milieu, êtes-vous porteur ?
Bruno Bouché : Je précise toutefois que j'ai toujours fréquenté la danse contemporaine. A l'âge de 20 ans, je vivais l'expérience fondatrice de la transmission du Sacre du printemps par Pina Bausch. Puis j'ai toujours pu danser un ballet de Noureev un soir, pour assister le lendemain à une performance expérimentale. Concernant Le lac des cygnes précisément, je n'ai dansé que la célèbre version de Noureev, de nombreuses fois, en y tenant plusieurs rôles. J'ai une fois incarné le prince Siegfried, avec le Ballet national de Slovénie ; ce qui demeure l'une de mes plus fortes expériences de danseur.
J'y ressens toute la problématique de la danse classique : s'attacher à un ballet pour ce qu'il véhicule – c'est-à-dire éviter la sclérose de la muséification, lorsque la seule excellence technique devient le but en soi. Ce qui s'entend dans la musique de Tchaïkovski, et ce qui se danse dans le Lac, c'est l'immense mélancolie, la déchirure insoluble qu'éprouvait ce compositeur. Face à quoi, j'ai souvent été frustré par le sentiment que cela puisse s'amoindrir, se réduire, dans une codification seulement formelle, qui esquivait le questionnement métaphysique.
Le prince Siegfried meurt de son imaginaire, de ses fantasmes, de sa quête d'absolu, de ses désirs de transformation. Il y a là une dimension tragique, qu'on a parfois réduit à la seule homosexualité douloureusement vécue de Tchaikovski, alors que la question est plus aiguë ; les enjeux plus vastes. Vouloir changer le réel. Se confronter à ses résistances. Il m'a parfois semblé que la forme imprimée à cette pièce n'était pas à la hauteur du bouleversement intérieur qu'elle m'inspirait. Si on n'épouse pas l'ampleur du récit, si on bride l'imaginaire, si on ne dépasse pas la forme, il peut se trouver que la pantomime d'Odette paraisse ridicule.
DCH : De Mats Ek à Dada Massilo, Neumeïer à Matthew Bourne, Noureev à Bertrand d'At, les nombreuses relectures du Lac des cygnes au long du 20e siècle ont pour point commun de travailler sur les personnages, leurs psychologies, en renouvelant la trame narrative. Aujourd'hui pour le Ballet de l'Opéra national du Rhin, Radhouane El Meddeb prend une option toute autre.
Bruno Bouché : En effet. Forger une nouvelle dramaturgie, ça n'est pas forcément raconter de nouvelles histoires. Radhouane El Meddeb ouvre des espaces poétiques sur le plateau, il renouvelle les signes, il ouvre les imaginaires. Pour cela, il fait confiance aux puissances de la danse, ses énergies, leur saisie par les danseurs. La danse classique n'a pas qu'une seule énergie. Son travail chorégraphique en déconstruit les codes, de sorte que le corps lui-même, son ressenti, est le lieu où s'amorce la fiction.
Ce nouveau paradigme ouvre au fait qu'il n'y a pas d'abord un récit, plus ou moins modifié, et ensuite une illustration de cela par des mouvements à exécuter. Le corps dansant n'est pas le réceptacle d'une intention préalablement formulée en-dehors de lui-même. C'est le langage du corps qui porte toute la dramaturgie, en prise directe sur son ressenti. Regardez quelqu'un marcher dans la rue. Et observez comment ce corps anonyme signifie directement de la peur, ou du désir, ou du bien-être, ou de l'autorité, ou un besoin de soutien. Etc.
Tout réside donc dans l'option interprétative, dans la qualité d'intention des danseurs, à même leur investissement corporel. Il ne leur est pas demandé de répercuter une histoire qui leur a été amenée. Il ne leur est pas demandé de jouer des rôles. Il leur est demandé d'éprouver une situation, d'en vivre l'expérience, à travers leur langage de corps. Voilà bien leur domaine d'excellence. Mais ça n'est pas si souvent qu'ils sont sollicités de cette manière là, qui leur demande beaucoup d'autonomie.
Répétitions Le Lac des cygnes - Galerie photo © Agathe Poupeney
DCH : Radhouane El Meddeb, comme danseur et chorégraphe, a toujours travaillé dans les esthétiques contemporaines. Il y a une vraie prise de risque à ce qu'il se confronte directement à un corps de ballet de trente-deux danseurs classiques, dont il ne maîtrise pas le vocabulaire gestuel.
Bruno Bouché : Il y a une prise de risque de sa part. Comme de la mienne. Mais il est courageux. Je crois l'être aussi. Remarquez toutefois qu'il y a quelque chose de très rassurant dans le fait qu'il travaille dans un total respect du vocabulaire classique des danseurs. Nous sommes dans cette configuration typique de la création contemporaine, où nous travaillons, en quelque sorte, directement sur la traduction. Un auteur sait ce qu'il veut exprimer, et il s'emploie à agencer son discours dans une langue étrangère. C'est un travail passionnant, qui passe par une collaboration très complice avec les maîtres de ballet permanents, qui assistent le chorégraphe dans cette transmission dans l'action. La réussite de ce projet leur devra beaucoup.
Radhouane El Meddeb travaille avec le ballet sur l'énergie brute, et il sculpte à partir de cela, alors même que la forme n'est pas encore définie. Notre tradition procède tout à l'inverse : une partition de gestes, une liste de pas à exécuter est donnée aux danseurs – c'est la forme souhaitée, prédéfinie – et l'énergie en découle seulement en un second temps. El Meddeb, au contraire, se confronte directement à une énergie des possibles, pour creuser la forme sur les interprètes eux-mêmes. A l'heure où nous avons cet entretien, une très grande partie de la pièce a déjà été définie selon ce processus, et elle est très convaincante. La partition est là. Le travail restant consistera à ce que les danseurs s'en emparent totalement.
DCH : En lui-même, un ballet est une institution lourde, avec une quantité de contraintes d'organisation. N'est-ce pas ce mode de fonctionnement qui imprime un certain type d'interprétation parmi les danseurs et danseuses, bien tenus de s'y conformer ? Les questions d'interprétation que vous venez d'évoquer ont peut-être moins de ressorts artistiques que ce qu'on croit, au regard de la réalité du travail quotidien dans un ballet.
Bruno Bouché : Je fais le pari du contraire. Bien sûr un ballet à une forte organisation, des plannings, un grand effectif, des horaires à respecter, des services à coordonner, etc. Bien sûr, un processus de création y sera très différent de ce qu'il est dans une compagnie contemporaine indépendante dont le chorégraphe a directement choisi ses trois ou quatre interprètes pour son projet. Mais on est très vite dans la question des représentations qu'on en a. Et celles-ci ne sont pas intangibles, ni immuables. Il y a quelque chose de l'ordre de la formation dans les transformations que nous apportent – après et avant d'autres – un Radhouane El Meddeb.
Interprète à 20 ans, je n'avais aucune idée de ce que pouvait signifier une qualité de présence au plateau. Il a fallu que Pina Bausch transmette son Sacre au ballet de l'Opéra de Paris, il a fallu que je vois des pièces de Peter Brook, pour qu'une telle notion commence à faire sens dans mon esprit. Dans mon corps. La question des contenus et méthodes de formation en danse classique reste à réfléchir.
Je ne veux inviter au ballet de l'Opéra du Rhin que des chorégraphes qui partagent notre réflexion sur le devenir d'un ballet européen au 21e siècle. Non des chorégraphes qui exploitent la compétence de nos interprètes pour simplement réussir une jolie pièce. Les transformations sont lentes, elles doivent opérer en profondeur. Les choses ne bougent pas toutes seules. Le roc psychique peut se révéler extrêmement résistant. On a trop réfléchi l'évolution du ballet vers l'univers contemporain sous le seul angle de la forme. Je suis convaincu qu'il s'agit d'aller creuser dans les attitudes, les points de vue, l'invention de soi, le renouvellement du lien au monde. Il y a beaucoup de dogmes à démolir !
Propos recueillis par Gérard Mayen en novembre 2018
Tournées
10, 11, 12, 13, 14, 15 janvier 2019 : Strasbourg
24, 25 janvier 2019 : Colmar
1er, 2, 3 février 2019 : Mulhouse
22, 23, 24 mars 2019 : Reims
27 au 30 mars 2019 à Paris : Chaillot-Théâtre national de la Danse
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