« Batailles d’images » d’une Stephanie Thiersch triomphante
La chorégraphe allemande, peu connue en France, bouleverse la reletion entre danse et musique dans une fresque spectaculaire.
Stephanie Thiersch est l’une des principales chorégraphes indépendantes d’outre-Rhin. Elle a appelé Mouvoir sa compagnie, créée en 2000 et installée à Cologne. Le choix du français témoigne de son passage prolongé à Montpellier où elle étudia la danse contemporaine au CCN, encore dirigé par Dominique Bagouet. Le fait qu’il est plus que rare de voir son travail en France est paradoxal puisque Thiersch est membre actif du Haut Conseil Culturel Franco-Allemand aux côtés, entre autres, de Catherine Trautmann et Thomas Ostermeier. Thiersch est par ailleurs la seule chorégraphe à faire partie de ce cercle sélecte. C’est dire son importance et le paradoxe du fait que la France ne l’accueille guère - avec une exception notable. Ayant gardé quelques attaches dans l’ancien Languedoc-Roussillon, elle vient de présenter sa nouvelle création en première mondiale au Théâtre de Nîmes qui lui reste fidèle et la produit pour la deuxième fois.
Chorégraphe elle est, même s’il faut voir en elle une artiste aux facettes multiples qui a également étudié et pratiqué les arts visuels et poursuit une recherche résolument transdisciplinaire. Son incroyable fresque chorégraphique et musicale livre de véritables Batailles d’images ou Bilderschlachten, en allemand. Le titre n’est en rien une exagération. Il est bien rare de sortir d’un spectacle avec l’impression d’avoir véritablement poussé des limites. Ici, c’est le cas. Cette pièce est des plus étonnantes, à la fois dans sa recherche sur la relation danse-musique et grâce à une structure hétéroclite au possible, et pourtant d’une cohérence à toute épreuve.
Ballet noir, fresque ubuesque
Première manche, première bataille, et rien que des vainqueurs: Encore hésitantes, les images sont en embuscade, se préparant au combat dans une observation mutuelle entre composition musicale et chorégraphique. A ce stade, le spectacle est autant - sinon davantage - dans la salle que sur le plateau. Car la scène reste drôlement déserte face à un orchestre de percussions et d’instruments à vent qui va progressivement se diriger du fond de la salle vers la scène. Et on se dit qu’il n’est jamais trop tard pour venir à bout d’une hiérarchie, et que même celles qui paraissent inattaquables - entre la scène et la salle dans un théâtre à configuration frontale donc - peuvent finir par rendre les armes.
Entre musiciens, danseurs et chanteurs, tout soupçon d’hiérarchie est donc balayé. Thiersch et Brigitta Muntendorf, jeune compositrice très en vogue dans la musique contemporaine outre-Rhin, on travaillé sur cette fusion dès la conception du spectacle pour en faire le principe même du projet. A chaque étape du processus de création, la chorégraphe et la compositrice l’ont pensé en partage, à la manière d’un ensemble. D’où une imbrication quasiment ombilicale et une pièce où la chorégraphie des musiciens, en mouvement permanent jusqu’au fond de la salle, semble faire partie intégrante de la composition de Muntendorf. Nous voici aux antipodes de la démarche cunninghamienne, et pourtant la déclaration d’amour passionnelle entre les deux arts signée Thiersch/Muntendorf n’aurait pas été possible sans les batailles menées par le grand Américain dont on fête cette année le centenaire.
Collage foudroyant
A la fusion des sons et de l’espace répond une structure apparemment hétéroclite, la partition musicale et la chorégraphie étant construites selon le principe du collage. Batailles d’images part de la Musique pour les Soupers du Roi Ubu de l’Allemand Bernd Alois Zimmermann (1918 -1970). A cette œuvre de 1968, que le compositeur qualifia de « ballet noir en sept parties et une entrée für Orchester und Combo » (avec son mélange de français et d’allemand dans le texte), Muntendorf répond par une partition des plus contemporaines qui tisse ses filets sonores à travers les ambiances de Zimmermann. Et celles-ci s’entrechoquent telle une balade sur les ondes de l’histoire musicale, du baroque au romantisme et au contemporain, revendiquant avant tout une liberté absolue, dans un esprit de démesure à la fois ubuesque et rabelaisien.
Zimmermann lui-même qualifia cette œuvre d’« osmose de ce qui est incompatible », expression qui sied parfaitement aux Batailles d’images de Thiersch et Muntendorf. Les deux artistes embrayent de toutes leurs forces sur ce souffle de liberté, conquise par une savante orchestration des ambiances, des énergies et des basculements entre le grotesque, le tragique, l’exubérance ou le recueillement, le forain et le pop-art. Qu’est-ce qui fait donc qu’une telle collection de contraires ne perd jamais en cohésion et en cohérence? On guette sans cesse le point de décrochage, où la bataille se transformerait en défaite. Mais chaque rebondissement, chaque retournement se situe dans une suite de basculements qui créent leur propre rythme, leur propre vérité, leur propre logique. Qui font sens en soi.
Rhapsodie sonore et visuelle
On songe à cette scène du film Bohemian Rhapsody où Freddy Mercury et ses acolytes présentent au patron du label leur concept pour la chanson du siècle, quand le potentat décrète que cet amalgame de contraires est si chaotique qu’il fera pschitt. Mais dans son étrange dispersion, Bohemian Rhapsody (la chanson, pas le film) revendique sa part de rêve, d’utopie et de tragique. Ce qui est tout aussi vrai pour ces Batailles d’images qui n’offrent pas un spectacle, mais une véritable expérience. Il faut les ressentir et les traverser avec les artistes. Car cette fresque en mode free-jazz donne à ressentir la liberté d’invention des Années folles, une ambiance dramatique, un basculement permanent, une sensation simultanée d’envol et de séisme.
Pendant ce temps, Thiersch et Muntendorf ne cessent d’expérimenter d’autres rapports entre danseurs et musiciens. Ce corps collectif qu’ils forment ensemble se contracte, se dilate, se disperse et se ressoude dans un mouvement permanent. Mais après les Années folles, le cataclysme guerrier! Les batailles de l’art, batailles symboliques, finissent ici par se tourner vers les champs de batailles militaires, sur un ton de requiem et dans une noirceur absolue, où les musiciens de l’Orchestre Les Siècles, dirigé par Benjamin Shwartz, et du Quatuor Asasello se mêlent aux danseurs et à la mort. A travers une chanson, la pièce prend position: « You’ve got to die for your government /… / die for your country /..../ that’s shit… » A noter au passage que pendant ce temps, aux abords des Arènes de Nîmes, la Légion Etrangère se livrait à des parades, des cérémonies et une opération de recrutement.
Reste qu’au fond Batailles d’images se révèle être profondément paradoxal. Thiersch disait vouloir questionner et critiquer les déluges visuels qui intoxiquent la vie quotidienne de notre temps. Mais avec - ou malgré - ses déferlements de costumes, de sons, de corps, d’incitations à la régression comme à l’élévation, ses personnages de clowns, d’animaux ou d’Ubus métaphoriques, le spectacle nous démontre à quel point ce monde éclaté possède finalement, et peut-être malgré lui, une cohérence profonde. Face à celle-ci, Thiersch et Muntendorfer ont choisi de batailler au lieu de se laisser emporter. Elles prêtent allégeance à Cunningham, à Dada, à Oskar Schlemmer et Kurt Schwitters, aux Ballets Russes et autres Jeff Koons.
Quand les images livrent bataille dans une telle solidarité artistique, l’intelligence l’emporte sur la violence.
Thomas Hahn
Spectacle vu le 10 mai 2019, Théâtre de Nîmes
Chorégraphie/Direction artistique: Stephanie Thiersch
Direction musicale/Composition: Brigitta Muntendorf
Orchestre Les Siècles/Direction: Benjamin Shwartz
Quartett Asasello: Rostislav Kozhevnikov (1erViolin), Barbara Streil (2e Violin), Teemu Myöhänen (Violoncelle), Justyna Śliwa (Viola)
Lumière: Begoña Garcia Navas
Danseurs: Fabien Almakiewicz, Neus Barcons, Alexis ‚Maca’ Fernández, Julien Ferranti, Gyung Moo Kim, Alexandra Naudet, Camille Revol, Joel Suárez Gómez
Assistante à la chorégraphie: Marcela Ruíz Quintero
Costumes: Sita Messer, assistée de João Lamego
Œil extérieur: Stawrula Panagiotaki, Fabrice Ramalingom
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