Au festival Indispensable, la création de « Passages » par Noé Soulier
À la Conciergerie, une pièce physique et dynamique pour corps fragmentaires et architecture monumentale.
Avec la création de Passages, dans la salle d’armes de la Conciergerie, espace souterrain et pourtant propice à l’élévation, le festival June Events - devenu Indispensable ! pour l’édition 2020 - et Monuments en Mouvement continuent un compagnonnage patrimonial de belle allure. Avec ce sextuor très mouvementé, le nouveau directeur du CNDC d’Angers lance en orbite un objet chorégraphique destiné à voyager librement, pour faire apparition dans les lieux les plus divers, non dévolus à la danse. Dans la Salle des gens d’armes, on a pu découvrir un Noé Soulier faisant de la relation à l’espace son cheval de bataille.
Cet espace à couper le souffle, avec ses angles morts et ses piliers gothiques lui a offert un terrain des plus fertiles où les lignes de fuite se brisent sans cesse, où les zones d’ombre éclairent la puissance verticale du lieu mais dissimulent son étendue horizontale. D’où moult surprise visuelle. Les danseurs peuvent ici échapper à notre regard ou le solliciter ardemment, se tenir sur le côté pour se relancer à leur guise ou s’approcher du public, dans un chassé-croisé au pied des colonnes. Passages est fait de prises d’espaces furtives, presque clandestines, où l’on voit les danseurs passer, disparaître, et réapparaître dans un chassé-croisé sans fin.
Où l’espace crée la danse
Dans la boîte noire d’un théâtre, les danseurs créent l’espace. Dans la Salle des gens d’armes de la Conciergerie, comme généralement dans les sites proposés par Monuments en Mouvement, où l’architecture développe toute son ambition artistique, l’espace crée la danse. Voilà qui inspire à Terpsichore une modestie certaine. La danse s’incline, le plus souvent avec poésie et en harmonie. On pense à Radhouane El Meddeb ou Yoann Bourgeois au Panthéon, à Nathalie Pernette à la Basilique de Saint-Denis… June Events amène des propositions plus inclines à défier l’architecture, et à s’approprier un univers, comme en 2018 Tatiana Julien au Château de Vincennes.
Le défi ici lancé à la danse était plus musclé encore. Cinq jours seulement pour s’approprier le lieu, l’espace, son ambiance, l’âpreté du sol, le rapport immédiat aux spectateurs, venus justement pour cette implication, désireux de vivre ce qu’on appelle une expérience partagée. Car ici, l’espace partagé tient lieu d’expérience. L’inextricable forêt de piliers défie les danseurs autant que les spectateurs.
Courir, sauter, se cabrer, rebondir, se coucher, attendre, se mettre en état de réception et d’éveil, de tension ou de repos: L’empathie est eu rendez-vous, le spectateur se laisse volontiers emporter dans les aventures imaginaires des interprètes. Ca court, ça s’efface et ça réapparaît, et ça marche pour le spectateur, au moins pendant un certain temps. Car ce sextuor vit par ses énergies, par son rythme, par ses perspectives.
Galerie photo © Laurent Philippe
Corps fragmentaires
Passages se fraye son passage entre les colonnes, mais n’est plus le spectacle qui devait se créer, avant que le coronavirus ne jette son voile sur la création chorégraphique. Il fallait, par exemple, travailler dans la distanciation physique. Au résultat, les contacts entre les danseurs sont pratiquement inexistants, alors que la danse, pour créer une ambiance de suspense, a besoin de proximité, de confrontations chaudes, de rapport humains à fleur de peau. Privé de ces ressorts dramaturgiques, Passages cherche à se définir. On sait au moins ce qu’on ne voit pas : ni une danse chorale, ni une composition pour six solistes. Et puis, toute définition serait veine, probablement, puisque la pièce se redéfinira, chaque fois qu’elle s’emparera d’un nouvel espace.
« Le vocabulaire chorégraphique que j’essaie de développer depuis quelques années est basé sur une approche très fragmentaire du mouvement », dit Soulier. D’où l’impression qu’une jambe, un bras, un buste, une paire de fesses peuvent ici être autonomes et mus par leur propre volonté, entrant en conflit avec le reste du corps. Chacun.e pour soi, autant que collectivement, les interprètes incarnent une solitude urbaine, un désir de vivre ensemble cette aventure, de composer un corps commun.
Corps pourtant impossible, d’autant plus qu’il a fallu composer avec la « situation sanitaire ». Passages est né dans l’impossibilité de toucher l’autre. Dans cette situation, les dynamiques dramaturgiques sont naturellement restreintes. En danse, la musique aussi peut servir de ressort, mais Soulier se lance ici un défi supplémentaire. A la Conciergerie, le choix a été fait de renoncer à toute illustration sonore. Seuls les pas et le souffle des interprètes composent le bruitage, ce qui renforce encore le côté clandestin de cette intrusion imaginaire. Si le corps est ici fragmenté, il est en même temps musical.
Soulier a toujours interrogé le geste et le patrimoine chorégraphique, du quotidien au jiu juitsu bréslien, en passant par le ballet. Passages marque un pas de côté, peut-être un envol, en affrontant les colonnes gothiques par grands jetés, cabrureset changements de direction très contemporains - on pense immédiatement à De Keersmaeker - ou petits flirts avec les danses urbaines et leur urgence explosive. Reste la question : où vont-ils ? Certes, ils ne sont que de passage. Mais devraient tout de même lancer quelques pistes, pour ne pas finir par tourner en rond. Nous avons l’habitude de voir Soulier mettre en perspective contemporaine le vocabulaire du ballet ou le geste quotidien, et ses pièces ne manquent alors pas de rebondissements. Par contre, ce nouvel exercice auquel il se livre avec Passages suggère le suspense, mais ne répond que timidement à la question-clé : comment trouver, en ces temps si particuliers, l‘équation entre l’intensité nécessaire, la distanciation imposée et l’aspect monumental d’un lieu chargé d’histoire ?
Thomas Hahn
Vu le 9 septembre 2020. Paris, Conciergerie, dans le cadre de Monuments en Mouvement et Indispensable !
Chorégraphie : Noé Soulier
Danse : Stéphanie Amurao, Lucas Bassereau, Meleat Fredriksson, Yumiko Funaya, Nangaline Gomis et Nans Pierson
Lumière : Victor Burel
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